Un jour… Un chef-d’œuvre! (92)

Des larmes de la nuit, la terre était mouillée…

 

Odilon Redon (1840-1916), La Mort d’Ophélie, 1905.

« Le quatrième acte [de l’opéra Hamlet d’Ambroise Thomas] est en deux parties consacrées, la première à l’expression poétique de la folie d’Ophélie parmi les fleurs, la seconde à son suicide. L’interprétation émouvante, le charme de la voix de la créatrice du rôle, Mademoiselle Nilsson, avaient touché l’auditoire de la création et décidé du succès de l’opéra. […]

Ophélie est au bord d’un lac avec ses compagnes; elle passe au milieu des roseaux, distribuant aux jeunes filles des pervenches et des romarins; elle tresse une guirlande d’herbes et de fleurs pour célébrer son bonheur imaginaire avec Hamlet. La scène de la folie, à laquelle la musique ajoute douceur et poésie, lui fait vivre son rêve de désir, déni de réalité, lorsqu’elle chante à ses compagnes en un andante expressif:

Ne me reconnaissez-vous pas?
Hamlet est mon époux… et je suis Ophélie
Un doux serment nous lie
Il m’a donné son coeur en échange du mien
Et si quelqu’un vous dit qu’il me fuit et m’oublie
N’en croyez rien.
[…] S’il trahissait sa foi, j’en perdrais la raison.

Ophélie a une vague conscience que son union avec Hamlet n’est qu’un rêve. Elle se sent attirée par les ondines et elle chante doucement la ballade, traduction d’une poésie suédoise:

Pâle et blonde
Dort sous l’eau profonde
La Willis au regard de feu…
Que Dieu garde
Celui qui s’attarde
Dans la nuit
Au bord du lac bleu…

Elle se dirige vers le lac et se noie au milieu des nénuphars. Le chœur invisible des ondines, qui chante à bouches fermées, reprend le thème de la ballade pendant qu’Ophélie disparaît dans les flots du lac bleu. Hamlet ira pleurer sur sa tombe (au cinquième acte) en un récitatif puis un arioso cantabile d’une grande tristesse « Comme une pâle fleur… » auquel répond la marche funèbre et le chœur des jeunes filles.

Il a fallu que les librettistes Michel Carré et Jules Barbier suppriment un certain nombre d’épisodes du drame de Shakespeare, écourtent les monologues, affirment les caractères, pour rendre les personnages et l’action compatibles avec la musique. Ils ont réussi à écrire une œuvre littéraire dans laquelle la beauté des vers, le choix heureux des expressions, la succession des scènes, servent la partition. Ambroise Thomas a, de son côté, apporté à la composition une richesse d’inspiration, une qualité mélodique, un coloris instrumental qui méritent que cette œuvre reste au répertoire de l’opéra et des scènes de folie dans l’art lyrique.»

Jacqueline Verdeau-Paillès, Michel Lawenaire et Hubert Stoecklin, La Folie à l’Opéra, Paris, Buchet-Chastel, 2005, pp. 305-307.

 

Alors que la production d’Hamlet devait battre son plein ces jours-ci à l’Opéra royal de Wallonie avant que la pandémie n’en décide autrement, voici la Scène de folie d’Ophélie dans le spectacle co-produit, entre autres, par notre chère maison liégeoise. Outre le fait que la distribution que nous devions écouter et voir en Cité Ardente devait, on en reste inconsolable, mettre en scène dans ce rôle formidable l’exceptionnelle Jodie Devos (ainsi que Lionel Lothe en Hamlet avec une distribution de rêve que vous pourrez redécouvrir ici), il s’agit de l’identique mise en scène que celle qui devait nous éblouir. Elle est absolument géniale dans sa modernité et parvient à rendre intemporelle et bouleversante l’histoire inspirée par Shakespeare et, particulièrement la grande scène d’Ophélie… à surtout écouter jusqu’au bout. La superbe Sabine Devieilhe et Louis Langrée, que les liégeois connaissent bien, nous emmènent dans ce voyage jusqu’au bout de la raison et de la vie! Espérons que nous aurons la chance de découvrir ce spectacle en scène lors d’une saison prochaine. En attendant, ne boudons pas notre plaisir et laissons-nous vibrer à cette musique d’une très grande émotion.

JMO

 

Ambroise Thomas (1811-1896), Hamlet (1869), Acte 4, La Scène de folie d’Ophélie, interprété par Sabine Devieilhe (Ophélie), l’Orchestre des Champs-Elysées, dirigé par Louis Langrée enregistré à l’Opera Comique le 21 décembre 2018, en coproduction avec l’Opéra royal de Wallonie.

 

… Et pour aller plus loin, rendez-vous sur le blog de Rita Leclercq qui nous a donne, par le plus pur des hasard, un superbe texte à propose de la Mort d’Ophélie du peintre John Everett Millais! À lire ICI sans modération…! 

John Everett Millais (1829-1896), Ophélie, 1851.

2 commentaires sur “Un jour… Un chef-d’œuvre! (92)

  1. Merci infiniment Monsieur Onkelinx! Nous sommes bien tristes de l’annulation de ce spectacle et espérons vivement pouvoir le retrouver dans des jours meilleurs. Merci pour cette sublime vidéo et pour le très beau texte de Philippe Delerm, écrivain à découvrir… Au plaisir de vous retrouver lors de votre prochain article. Belle journée baignée de soleil.

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