Un jour… Un chef-d’œuvre (231)

Le passeur qu’est l’interprète ressent l’émotion comme sa responsabilité.

Jean Delabroy

Marcel Gromaire (1892–1971), Au piano, 1927 (détail).

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Sonate pour piano n°12 en fa majeur K.332, II. Adagio, interprété par Elizabeth Leonskaja.

Au cœur du « voyage » sensible et spirituel qui porte une œuvre d’art à l’existence, transfert qui la conduit de sa création à sa réception, il y a ce médiateur – qu’on appelle interprète.

Entre tous les arts, les arts vivants sont ceux où l’interprète est plus qu’une aide à la compréhension et à l’appropriation de l’émotion, mais la condition même de sa réalisation. La totalité de leur capacité émotionnelle respective repose sur l’entremise de l’instrumentiste ou du chanteur, de l’acteur de théâtre ou de cinéma. Avant eux, sans eux, les arts vivants sont lettre, pas morte, mais virtuelle. Après eux, avec eux, ils sont esprit. L’émotion advient par ce trajet que l’interprète fait faire aux affects propres à sa « partition » entre le dedans où demeure enveloppée leur puissance et leur dehors où elle est publiquement délivrée. Et comme ces médiateurs, tels de médiums, fédèrent deux collectifs (orchestre ou troupe, public) qui sont liés dans l’échange des émotions, on ne s’étonne pas que les titulaires de cet emploi ultrasensible de procurateur des émotions du commun aient toujours statut spécial.

Interprètes hors cadre, à l’enthousiasme sacré ou sulfureux, ils sont un corps à part, où leur pouvoir de se perdre dans l’émotion double leur pouvoir de nous perdre dans l’émotion. Cette profession est en sus chargée de produire l’émotion dans des conditions contradictoires – obtenir l’intensité mais travailler dans le calme, chercher longtemps, mais jouer une fois, s’astreindre à la fidélité mais s’accommoder des aléas. L’interprète vit une puissante folie, et le mot anglais de « performance » convient à son fragile exploit, puisque c’est finalement au corps, à la partie faillible de l’être, qu’est dévolu le portage des émotions vers les âmes.

Cette vie surexposée fait son prix – le créateur le sait quand l’interprète lui vient comme un découvreur d’émotions, ainsi Shakespeare, quand le recrutement au Globe de Robert Armin le fou ouvre à son théâtre un monde aux profondeurs infinies. L’histoire des arts « fétichise » ces transformations du paysage artistique et du « paysage » émotionnel (les arrivées mémorables en France des comédiens anglais, du Berliner Ensemble, du « théâtre de danse » de Pina Bausch), comme elle fait de leurs héros, Talma ou Sarah Bernhardt, Caruso ou Callas, le Gabin spectral de Pépé le Moko ou le Belmondo solaire de Pierrot le fou.

Mais l’histoire hystérise aussi les polémiques autour de l’interprète, parce que aucun pacte ne peut régler son acte. Trop de chaud, trop de froid: ou trop d’émotion, et c’est superficialité, ou pas assez d’émotion, et c’est affectation. Générosité devient vulgarité, retenue refoulement. Démagogie de l’émotion frelatée, aristocratisme de l’émotion méprisée. Une lutte des classes règle ses comptes sous couvert d’économie symbolique de l’émotion artistique. 

[…]

Le passeur qu’est l’interprète ressent l’émotion comme sa responsabilité. Le mentir-vrai serait-il l’alternative du faire-vrai? Le film incompris de R. Benigni, La Vie est belle, le suggère: jouer le monde, qui est le métier de l’interprète, devient quand le pire est là sa mission. Point de salut pour l’interprète hors de la feinte des émotions: faire comme Quichotte décidant, ridiculement, grandiosement, de prendre son casque en carton pour le cimier des chevaliers.

Jean Delabroy, L’interprète, dans Arts et Émotions, Paris, Armand Collin, 2015, pp. 214-215.

Gustave Léonard de Jonghe (1828-1893), L’Heure de Musique.