Un jour… Un chef-d’œuvre (271)

Une hésitation prolongée entre le son et le sens…

Paul Valéry (1871-1945)

Cy Twombly (né en 1928), School of Atnens (l’École d’Athènes), 1964

Igor Stravinsky (1882-1971), Variations, Hommage à Aldous Huxley, 1964.

L’œuvre fait partie de la période sérielle du compositeur sur la fin de sa vie. Elle se compose de douze courtes variations, chacune pouvant être divisée en trois parties. Elles alternent parties pour cordes et parties pour vents. Il n’existe pas de thème commun, comme le confirme Stravinsky lui-même, dans une note à Robert Craft. Les Variations sont dédiées à l’écrivain Aldous Huxley, ami du musicien et mort quelques mois avant le début de leur écriture. Elles ont été créées le 17 avril 1965 avec l’Orchestre symphonique de Chicago sous la direction de Robert Craft. Elles sont d’un seul tenant et la durée d’exécution est d’un peu plus de cinq minutes.

Chez les artistes contemporains, le dessin semble souvent occuper une position un peu marginale, voire d’ordre privé, biographique, comme en réaction à la tradition qui en faisait l’instrument privilégié de la formation à l’art de la peinture comme de la préparation d’une composition. Pourtant, sans aller à rebours de leur époque, certains l’ont intégré à leur démarche au point de le rendre indissociable de leur activité de peintre. Cy Twombly, l’un des artistes les plus appréciés de notre époque, est de ceux-là.

Ainsi a-t-il privilégié le dessin dès le début de sa carrière, avec des graffitis et des griffures qui font leur apparition sur des feuilles de grand format, où l’on voit aussi des chiffres et des mots, lorsque ce ne sont pas des citations d’auteurs latins ou de poètes. Processus long et méticuleux, qui aboutira à des œuvres organisées en vastes cycles, où le cloisonnement entre dessin et peinture sera aboli. Que nous disent ces mots écrits sur ces toiles fébriles et silencieuses? Pour répondre, nous pouvons suivre deux pistes: décrypter le sens d’une phrase, ou prendre ces signes comme un élément graphique, une forme d’arabesque, comme la signature de Twombly, qui elle aussi est une arabesque. Si nous décidons de nous en remettre au sens de la phrase inscrite sur la toile, il s’agit de l’importation d’un langage dans un autre langage. Si nous décidons d’y voir un signe parmi les autres qui constituent le tableau, c’est alors l’importation d’un vocabulaire dans un autre vocabulaire. Autant dire, la même chose, vue d’un autre côté. Mais écrire sur un tableau, c’est aussi faire un « geste ». Ce ne sont donc pas deux domaines qui cohabitent ou se superposent, mais trois, qui aboutissent à l’œuvre si secrète de Twombly.

Ces mots, nous pouvons les comprendre comme l’évocation d’un univers – littéraire – au sein d’une œuvre esthétique, qui en métamorphose le message. Des mots choisis pour leur « qualité poétique », ainsi que le déclare le peintre, c’est à dire, de façon transposée à la peinture, ce que Paul Valéry, à propos du poème, appelait « une hésitation prolongée entre le son et le sens ». Ainsi, l’énigme de ces mots, parfois presque gommés, délivre-t-elle peu à peu son sens: dire une même chose par divers moyens. Mais pas seulement; car ce qu’écrivait Twombly, c’est la matière de ses instruments – peinture acrylique, craie, pastel ou crayon – et le dialogue qu’ils entretiennent, pour exposer et affirmer une démarche qui est presque d’ordre moral. Comme le notait Roland Barthes, qui aimait s’amuser avec des crayons de couleur en marge de ses travaux d’écriture: « La matière va montrer son essence, nous montrer la certitude de son nom: c’est du crayon. »

Ainsi, dans cette School of Athens, nous ne saurions voir un écho, une réminiscence, une citation de L’école d’Athènes, de Raphaël, au Vatican, mais plutôt une panoplie d’éléments métamorphosés et détournés pour créer une autre œuvre. Les mots nous ont dit où l’artiste partait, et avec quels moyens. Rien de plus. Les mots considérés comme des instruments parmi d’autres instruments.

Gérard-Julien Salvy, 100 énigmes de la peinture, Paris, Éditions Hazan, 2018, pp. 347-348.

Raphaël (1483-1520), L’École d’Athènes, Chambre de la Signature (les Stanze) des musées du Vatican, 1508-12.