Tout est bruit pour qui a peur !

Il ne vous aura pas échappé que, tant sur le blog que sur les réseaux sociaux, je me suis tu dans toutes les langues concernant ce qui nous arrive actuellement. Il ne s’agit évidemment pas de déni de ma part, ni d’une quelconque insouciance, non, c’est tout simplement que je n’ai aucune compétence en la matière et qu’en conséquence, tout ce que je pourrais dire ne serait que vent inutile risquant de susciter, soit de l’angoisse, soit un optimisme de mauvais aloi pour mes lecteurs et amis. Je continuerai donc à me taire à propos du coronavirus (COVID-19) tout en regrettant que, comme toujours, beaucoup de monde ait son avis sur le sujet et le propage sans vergogne.

Il ne fait aucun doute qu’il y aura un avant et un après. Ce que nous vivons aujourd’hui se classe, autant par la virulence de la contagion que par les mesures prises par les autorités des pays les plus touchés, dans la catégorie des faits majeurs de l’histoire collective.

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Victime professionnelle de cet état de fait, comme bon nombre de nos concitoyens, je comprends les mesures et tente d’appliquer au mieux les consignes. Mais je ne peux m’empêcher de penser à mes amis musiciens, élèves, auditeurs, mélomanes et collègues divers qui me manquent déjà et qui, parfois, se retrouvent en difficulté majeure. J’éprouve beaucoup de tristesse, pour tous ces étudiants qui, pour financer leurs études, travaillaient dans l’Horeca et qui se retrouvent désormais sans le sou. Je pense aussi à tous nos étudiants étrangers, loin de chez eux, qui, écoles fermées, se retrouvent livrés à eux-mêmes parfois sans instrument à disposition pour travailler… ! Et puis, comment ne pas penser aux malades et à leur famille ?

Afin de ne pas rester dans l’inaction, on m’a proposé de donner des cours par l’intermédiaire vidéo, mais j’ai décliné l’invitation, non pas par désintérêt, mais tout simplement parce que ma nature m’oblige à vivre le cours, le concert commenté ou la conférence en direct et en interaction avec le public, comme un musicien qui a besoin du public pour s’exprimer pleinement. Comprenez-moi bien, il ne s’agit pas de dire qu’un travail de studio a une moindre valeur qu’un concert, c’est juste une manière d’être, de sentir les choses. Il est évident que, quand j’ai la chance d’être invité à la radio pour parler de musique, je le fais avec beaucoup de joie, de plaisir et de passion, mais de là donner un cours sans le public, cela me semble difficile, du moins au pied levé. Car c’est un travail qui doit se préparer et pas s’improviser… Cela se conçoit comme un projet à long terme et ne doit pas se réaliser dans l’urgence. Dans le cas d’une privation de public à longue échéance, il me faudrait, certes, élaborer une formule à distance qui soit performante et efficace. L’avenir nous dira s’il faut se lancer dans une telle aventure…

ZZZ. Jean-Marc Onkelinx 2016

Tout mon travail n’est cependant pas à l’arrêt car d’autres tâches très intenses m’attendent également. Ce sont des travaux d’écriture, d’écoute et d’analyse, de préparations, de lectures en retard, de réflexions… car quand tout va se remettre en marche, il faudra assurer le report de nombreuses conférences et activités. Mais trêve de palabres concernant ma personne !

Je terminais mon dernier cours, vendredi à midi, en citant cette phrase à double sens que Gustav Mahler notait à l’issue de sa Quatrième Symphonie : « Avec la bénédiction de Dieu, tout ira bien pour qui peut le croire » et pour contrer l’ambiguïté comme, sans doute, l’ironie d’une telle déclaration, j’ajoutais, en guise d’au revoir à mes chers auditeurs, la maxime de Sophocle : « Tout est bruit pour qui a peur ». Cette dernière permettra sans doute une réflexion intéressante sur les effets néfastes de la peur, elle qui paralyse, qui considère tout comme une agression, elle qui pousse les gens à se refermer sur eux-mêmes et à ne plus entendre l’autre.

Henry Miller l'Écoute, Paris

Je me faisais cette réflexion en observant les comportements de nos semblables les plus terrifiés. Cette dame qui achetait n’importe quoi parce que tout le monde se ruait dans les magasins. Je ne parle même pas des rouleaux de papier hygiénique, si commentés et raillés par beaucoup. Quant à nos festoyeurs du vendredi avant la fermeture à minuit… ne sont-ils pas à travers une joie affichée, le risque encouru et ce qui semble provocateur et insouciant, l’expression même de la peur, la peur de l’incertain du lendemain ? Sont-ils inconscients ou tout simplement « rebelles » devant la peur comme devant l’autorité ou la société ? Je n’en sais rien ! Et le fait qu’on croie ne pas être directement concerné, n’est-ce pas aussi une forme de peur ? L’être humain est souvent paradoxal !

Pendant le Siège de Leningrad, où, entre 1941 et 1944, les bombardements de la ville durant 900 jours et 900 nuits, firent 1.800.000 morts, soit plus de la moitié de la population… et parmi ces victimes un million de morts de faim ! Un carnage ! Les témoins affirment pourtant que les bombardements des faubourgs n’ont pas empêché l’insouciance des habitants du centre qui n’imaginaient pas que le malheur les atteindrait aussi. Dmitri Chostakovitch montre bien, dans l’épisode de l’Invasion de sa Septième Symphonie « Leningrad » comment ce qui était une insignifiante rumeur lointaine devient un rouleau compresseur qui lamine tout sur son passage. Mais cette insouciance affichée, est-elle de l’ordre de l’ignorance ou du refoulement ? N’est-elle pas une manière de tenter de juguler la peur qui nous tenaille et qui résonne en nous comme un bruit, un terrible acouphène qu’on voudrait oublier ?

Peur

Beaucoup de moralisateurs, sur les réseaux sociaux ont ressorti leur Camus ! Pas le Camus de La Peste dans son intégralité, le Camus d’une demi page de La Peste… avec, il est vrai, des déclarations choc et puissantes mais souvent éloignées du message fondamental de l’ouvrage qu’il faut replacer dans un contexte beaucoup plus large. Si de nombreuses similitudes entre les mesures prises par la ville d’Oran décrite par l’auteur et celles que nous vivons actuellement existent, la nature de la maladie n’est pas la même ! L’espoir de survivre à la peste est nettement moindre qu’au coronavirus ! Mieux vaudrait relire intégralement le texte  et réfléchir à ce qu’il propose comme méditation sur la nature humaine… sans compter sur la peste brune qu’était le nazisme sous la plume de l’auteur. On ouvre alors des horizons bien plus profonds et intenses que la seule épidémie. Ils rayonnent intensément sur la condition et la nature humaine au sens le plus large.

Tout est bruit pour qui a peur… La peur n’est jamais bonne conseillère… ! Il ne s’agit cependant pas d’afficher de l’insouciance ou de l’insolence, mais de prendre la mesure du danger et de l’affronter sereinement, sans excès et sans débordement, respecter les consignes, montrer de la solidarité, renoncer à l’égoïsme, tenter, à notre niveau, de générer un peu d’harmonie dans le chaos et, finalement, réduire le bruit assourdissant des peureux (qui n’en peuvent rien) et des sensationnalistes (qui l’entretiennent) pour nous retrouver dans notre humanité. Et enfin prendre la mesure paisible du silence… résolution apaisée de tout bruit ! Alors, dans ce silence retrouvé, nous pourrons mesurer à nouveau la profondeur et la beauté de la Musique.

Georges Braque affirmait : « Le Vase donne une forme au Vide ». C’est une phrase, si proche des haïkus et des sagesses orientales. Je l’ai prise de longue date comme une devise. Elle figurait dès 2008 en tête de mon ancien blog. Elle offre de superbes opportunités de réflexions métaphoriques sur la part de vide ou de silence qu’on doit percevoir pour apprécier le vase ou la musique. Quand il y a trop peu de vide ou de silence, on ne distingue ni n’entend rien. La peur… ou le bruit, sont inutiles et contre-productifs pour notre équilibre.

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J’écris ce texte dans mon bureau, seul à la maison, et, pour la première fois de l’année, j’ouvre la fenêtre qui donne sur le jardin. Je sens le soleil printanier envahir la pièce et déployer ses chauds rayons sur moi. Je me laisse faire. Je suis rempli de cette lumière inespérée et, comme je m’habille toujours de noir, une douce chaleur ensoleillée me réchauffe le corps et le cœur. Je lève les yeux et regarde par la fenêtre et tend l’oreille… les bourgeons sont là, les oiseaux chantent, le ciel est bleu… je m’identifie, une fois encore, à un texte mis en musique par Mahler, j’ai le sentiment que « tout s’éveille à la joie » ou « qu’éternellement, la Nature refleurit… »! J’aime croire à la Joie. Et même si je sais que la nature n’a pas de but, elle m’offre aujourd’hui un formidable contraste émotionnel avec ce sombre virus qui nous menace. Je n’ai pas envie d’avoir peur, je veux que la musique prenne le pas sur le bruit… Voilà, je l’espère, un formidable parcours humain auquel nous pouvons nous atteler en ces temps troublés… Prenez bien soin de vous !