Le poème symphonique

Dans le cadre des nombreuses conférences consacrées à Franz Liszt  de ces derniers temps et en préparation à la séance « Écouter la musique » à la Salle philharmonique de Liège ce 7 décembre prochain, j’ai été amené à réécouter des poèmes symphoniques et à analyser les motivations des compositeurs en la matière.

Car de toute évidence, ce qu’on appelle avec un peu de condescendance et beaucoup de mépris bien souvent la « musique à programme » est un genre orchestral qu’il est temps de redécouvrir à sa juste valeur. Et si depuis les attaques virulentes du critique viennois Edouard Hanslick, il est de bon ton de considérer cette forme musicale comme secondaire, inutile et improductive même, c’est oublier que Liszt, Smetana, Dvorak, Tchaïkovski, Strauss, Stravinsky et bien d’autres encore en ont fait l’un de leur cheval de bataille et lui ont donné des lettres de noblesse qui n’ont rien à envier au genre plus abstrait, dit-on, de la grande symphonie… Réflexions sur un genre mal aimé… !

 

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Liszt joue à la villa Wahnfied à Bayreuth. Wagner tient une partition
sur les genoux. Cosima, sur la droite serre contre elle son fils Siegfried.


Et d’abord, admettons-le, le genre n’est mal aimé que des « spécialistes » qui considèrent, selon une austère et démodée pensée, que la musique n’exprime rien que le son lui-même. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Hanslick avait été le premier à considérer que la musique ne pouvait trouver sa beauté que dans une abstraction des sentiments et des affects qui se révélaient sans l’aide d’un argument extra-musical extérieur à l’œuvre elle-même. Dans son jugement un peu rapide, il opposait la musique pure d’un Brahms qu’il considérait comme dégagé de toute expression extérieure et celle d’un Wagner corrompu par la philosophie et pensant que la musique pouvait exprimer les idées au-delà même du mot et du langage (voir à ce sujet les théories sur la musique de A. Schopenhauer). Hanslick mettait dans le même sac des compositeurs qu’il pensait influencés par Wagner. Bruckner, qui n’a pourtant pas grand-chose en commun avec le maître de Bayreuth se trouvait ainsi conspué par le critique. Et que dire de Franz Liszt qui avait été l’inventeur de cette musique impure, le poème symphonique...

Et même si aujourd’hui on peut discuter de la paternité de Liszt dans l’invention du genre, on doit affirmer qu’il fut le premier à lui donner une véritable autonomie et une force exceptionnelle. Bien sûr, on redira que Beethoven, dans sa « Pastorale », dans Coriolan ou Egmont s’était déjà inspiré d’éléments extérieurs pour construire sa pensée musicale. Bien sûr on réaffirmera également que Berlioz, dans l’argument qui précède la Symphonie fantastique ou encore dans Harold en Italie, avait porté le genre à un niveau exceptionnel. Et puis, on devra bien constater que les musiciens se sont toujours inspiré d’un sujet, quel qu’il soit, pour écrire sa musique et faire partager sa vision… Les peintres, sculpteurs et artistes de tout poil n’ont pas agi autrement. Mais la dimension qu’offre Liszt au poème symphonique est d’un modernisme exceptionnel et annonce à la fois les grands poèmes nationaux revendiquant la liberté sociale et politique, les grandes méditations sur les mythes de l’Antiquité ou encore les récits de toutes sortes.

Car enfin, il faut bien dire également que ni la poésie ni la littérature n’ont besoin de la musique pour exister et révéler leur art supérieur. Illustrer, comme on l’a souvent prétendu, la poésie par la musique ne consisterait qu’en une dévalorisation de l’art poétique et littéraire. Et à y bien regarder, l’illustration, en tant qu’imitation d’un poème, musique à programme rendant sonores les idées du poème, pourrait tout au plus s’appliquer aux Quatre saisons de Vivaldi, dont les vers, intégrés à la partition sont vraiment illustrés par la musique, procédé bien démodé au XIXème siècle. Si nous restons sous le charme du baroque, force est de constater que les romantiques cherchent autre chose dans l’argument préalable à leur œuvre.

D’abord, il ne s’agit nullement d’illustrer un texte, mais d’en exprimer la quintessence. Ainsi, si quelques épisodes du Mazeppa de Victor Hugo sont reconnaissables dans l’œuvre du même nom de Liszt, on serait bien en peine de raconter l’histoire du héros à l’aide de la musique seule. Car il n’y a pas la volonté de raconter. Seulement suggérer ! Seulement faire sentir, et cest déjà beaucoup, l’héroïsme du héros, la course infernale de son cheval et son triomphe ultime.



Car le texte préalable est présenté non pas pour ce qu’il a d’objectif mais pour l’effet qu’il a produit sur le compositeur. Ainsi, il ne s’agit jamais d’une description. Il ne faut jamais y chercher le récit et son déroulement. Ce serait là la pire erreur de compréhension. Il faut y découvrir une suggestion d’idées qui sont celles du compositeur et pas du poète. Lorsque nous lisons un texte, nous nous en faisons une idée, nous le ressentons subjectivement et relativement en fonction de ce qu’il suscite en nous. Nous l’interprétons en fonction de ce que nous sommes et nous en gardons un parfum qui sera peut-être bien différent de celui qu’aura ressenti le voisin. Si la critique littéraire et l’analyse doivent nous permettre de nous rapprocher de l’auteur et de sa pensée tout en approfondissant la nôtre, il est évident que c’est exactement ce qu’a fait le compositeur lorsqu’il met en musique un texte qu’il a lu et qui l’a bouleversé.

Ce que nous devons écouter n’est alors plus le poème original, mais la vision qu’en a eu le compositeur. La grande Symphonie Faust ou la Dante-Symphonie dont vous avez écouté avant-hier un extrait sur ce même blog ne se veulent donc pas le récit exact de Goethe ou de la Divine Comédie, mais la vision toute romantique et personnelle que Liszt en a eu. Alors, comme lorsqu’on exprime le Hamlet de Shakespeare au XIXème siècle, on comprend bien que les romantiques ne voyaient pas les choses de la même manière que les hommes de la Renaissance… ils ne peuvent donc pas dire exactement la même chose. En d’autres termes, le poème symphonique n’est pas une traduction des mots et des idées de l’auteur du poème original. Et pour prendre un exemple ultime qui dépasse le cadre de la musique symphonique, il peut être bien utile de rappeler que lorsque Giuseppe Verdi met en musique son Rigoletto inspiré du Roi s’amuse de V. Hugo, il l’adapte à sa propre pensée, sa propre interprétation du poème. C’est identique avec MacBeth, avec Don Carlo ou Otello. C’est du Verdi, plus du Shahespeare ou du Schiller.

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Portait de Franz Liszt par Wilhelm von Kaulbach.

Ce que j’essaie donc de faire passer ici, c’est l’idée qu’il ne faut jamais juger d’un poème symphonique en fonction du poème de départ seulement, c’est qu’il ne faut pas y chercher une description fidèle des faits du poème. Il faut y trouver l’essence de ce que l’homme, le compositeur y a perçu lui-même… Mais cette démarche est plus ardue, plus active, demande plus d’énergie de la part de l’auditeur. Une forme de paresse auditive nous amène à vouloir trouver dans le poème symphonique des faits plus que des idées. Pourtant, c’est bien d’idées qu’il s’agit et souvent, le poème littéraire n’est qu’un prétexte à développer les idées existentielles du compositeur. Et c’est à nous de faire preuve de modestie, de reprendre tout ce qui nous semble narratif (je ne nie pas que certains aspects des poèmes symphoniques aient aussi un aspect narratif mais c’est loin d’en être le seul aspect) et d’examiner ce que le compositeur a pu en faire. Alors, un nouveau monde s’ouvre à nous. Nous découvrons enfin que le poème symphonique (qui n’est d’ailleurs pas uniquement orchestral, les années de Pèlerinage en témoignent abondamment) est un genre d’une formidable expression individuelle qui nous parle du compositeur lui-même, par ses choix de sujets, de la vision qu’il en a eu, lui qui est intégré à son temps et son époque et de la répercussion que ces idées peuvent encore avoir en nous… les mêmes finalement, que ce que le reste de la musique nous transmet!