Fabulation ? (1)

À la suite de mon récent billet « Tout est dit », dans lequel il n’y avait pas grand-chose à lire d’ailleurs, j’ai reçu un message d’un lecteur nommé Aramis l’échotier qui m’a interpelé. Voici mot pour mot ce qu’il écrivait et que vous avez d’ailleurs peut-être déjà lu :

« Des trésors d’art sans plus pour moi …
La symbolique n’est qu’une fabulation religieuse ».

Je lui ai alors rapidement répondu mon désaccord avec cette formule pour le moins expéditive et je lui ai promis une réponse circonstanciée avec exemple à l’appui. Le but n’est pas, évidemment, de contredire absolument la formule que je comprends parfaitement dans son sens premier, provocateur, mais vise à remettre les choses à plat et peut-être mettre l’accent sur ce que représente vraiment une œuvre d’art au-delà d’une imagerie première et de son ressenti spontané. Ces deux billets, car il en faut bien deux pour évoquer un sujet aussi vaste, pourront aussi expliquer pourquoi un texte comme « La guerre selon Chagall »« La guerre selon Chagall » (24 commentaires !) suscite tant de commentaires étranges et de questions naïves de la part d’étudiants qui doivent, dans le cadre d’un travail scolaire, approcher ou analyser une œuvre d’art.

Mais réfléchissons d’abord sur le commentaire d’Aramis. Je partage évidemment le fait que les œuvres d’art soient des trésors. Je dirais même plus, ils sont inestimables… non pas au niveau financier, mais au niveau humain. Ils sont, en effet, le témoignage de l’activité artistique des hommes dans le passé. Elles constituent, au même titre que les vestiges archéologiques, les archives municipales ou les documents écrits les traces de la vie de ceux qui nous ont précédé sur cette terre. Ce sont donc nos racines et elles nous donnent une bonne occasion de reconstituer l’Histoire, le vecteur de notre culture. Ce n’est pas rien ! Car tout homme, qu’il le veuille ou non, est toujours le résultat de ce qui l’a précédé et de ce qui l’entoure.

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La Joconde, Mona Lisa de Léonard de Vinci est le prototype de l’oeuvre d’art,

reprise comme un véritable symbole de l’art occidental.

Connaître cette culture, c’est donc connaître notre histoire… et tenter de la comprendre. C’est là l’une des grandes lacunes actuelles. Une bonne part de la connaissance historique du citoyen se résume à celle apprise lors des études primaires et secondaires. C’est dire que, non pratiquée depuis de nombreuses années, elle est en bonne partie oubliée et totalement incomprise. Qui aujourd’hui connaît encore les raisons de la chute de l’Empire romain d’Orient et ses conséquences ? Qui est capable de relater avec exactitude les raisons qui ont déclenché la Première Guerre Mondiale ? … On peut poser mille questions. Évidemment, ceux qui ont un intérêt pour la chose historique répondront aisément à ces questions élémentaires et essentielles à l’élaboration de notre monde actuel, mais ils ne représentent pas la majorité de la population ayant fait des études… mêmes supérieures.

Et même si une date émerge de la mémoire historique endormie (800, 1453, 1492, 1515, 1685, 1789, 1815, 1914, 1945, 1968, 2001,…) , on est loin d’une compréhension des faits. Les dates ne sont pas l’Histoire, elles en sont les jalons. Au-delà de ces poteaux indicateurs se trouvent les raisons, les enjeux… la pensée humaine. Le mot est lâché. Comprendre l’Histoire, c’est tenter de pénétrer dans la pensée humaine. Et ce n’est guère aisé. Comprendre les mécanismes de la pensée des hommes ayant vécu des siècles avant nous, dans de toute autres circonstances, c’est un effort non seulement intense de notre part, mais c’est surtout très dangereux. Nous serions tentés d’appliquer notre vision du monde à des gens qui en avaient une toute autre. C’est là qu’intervient ce qu’on nomme la critique historique dont le but est avant tout de déterminer les faits, de distinguer le probable de l’improbable (souvent), le vrai du faux (parfois), la modestie face aux faits historiques et face aux documents qui en parlent (toujours). La qualité première de l’historien est, à mon avis, l’ouverture d’esprit et la tolérance, car il faut, à tout moment, être disposé à changer d’avis ou à revoir sa vision des faits en fonction de nouveaux éléments. Il n’y a pas de vision de l’Histoire figée qui tienne et tout fait peut être remis en cause ou compris différemment par de nouvelles données. L’Histoire est également perçue de manière très différente en fonction du point de vue que l’on adopte… !

Je ne m’éloigne nullement de mon sujet du jour car, ayant rappelé ces principes de base, il nous faut également les appliquer à l’œuvre d’art qui est, elle aussi, le témoignage de la pensée d’un homme. Et on aura beau dire que l’œuvre d’art n’exprime que son propre sujet ou qu’elle n’exprime rien de l’artiste qui l’a conçue, ce fut une mode dans les années 1950, force est de constater que c’est faux. L’œuvre témoigne de la pensée de l’artiste, qu’il le veuille ou non. Et on a beau rabâcher ces propos qui opposent les critiques d’art aux artistes eux-mêmes se moquant de ce que les premiers voient dans leur œuvre… on connaît l’histoire ! Les critiques ont élaboré parfois des théories stupides et les artistes ne peuvent sérieusement et objectivement pas admettre (sauf démarche spécifique) que leur œuvre ne les révèle pas… ce ne serait alors plus de l’art.

Mais voilà, cette défense de l’idée que l’art n’a d’autre contenu que celui qu’on perçoit spontanément me semble suspect. Il relève de la même attitude que celle qui fait qu’on ne cherche plus à comprendre les mécanismes de l’Histoire. Paresse de l’esprit ? Attitude de négation face à un passé si différent du présent ? Annihilation des valeurs anciennes au profit d’une vision unidirectionnelle de l’histoire qui arrange bien les défenseurs de la société de consommation ? Toujours est-il qu’aborder l’œuvre d’art du passé est une attitude active de longue haleine. Cela demande un effort intellectuel, une ouverture d’esprit affective, spirituelle ou philosophique, une bonne part d’abnégation et de tolérance… ce que de moins en moins de personnes sont disposées à entreprendre, hélas !


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Le mihrab (niche de prière) de la Grande Mosquée de Kairouan constitue une œuvre d’art du IXe siècle musulman. Sa précieuse décoration combine céramique lustrée à reflets métalliques, marbre richement sculpté et bois de mancenillier peint ; ce mihrab se trouve toujours à son emplacement d’origine dans la Grande Mosquée de Kairouan, à Kairouan, en Tunisie.

 

Je prends toujours ce même exemple. Nous vivons dans une société où les valeurs religieuses ont fortement régressé et ce pour diverses raisons que je n’expliquerai pas ici, ce n’est pas le lieu. La conséquence en est évidente. Il y a moins de chrétiens qu’avant. L’enseignement des valeurs contenues dans les Écritures s’est amenuisé, même dans les cours traditionnels de religion. Je le regrette même si je suis moi-même agnostique, car la conséquence est inévitable : on ne comprend plus les valeurs des sociétés du passé dont la base était justement cette religion, ce christianisme qui est, qu’on l’accepte ou non, le pilier de notre culture depuis deux millénaires.

Pourtant, les gens qui ont vécu dans les siècles passés, y compris les artistes évidemment, baignaient dans une pensée qui était fortement structurée par le phénomène religieux. Et si nous voulons aujourd’hui comprendre leur art, nous devons non seulement accepter qu’ils aient pu penser autrement que nous, mais nous devons apprendre à connaître leurs valeurs… leur spiritualité… et c’est bien là toute la difficulté. Il nous faut réétudier leur pensée et décrypter leur symbolique qui, en fin de compte, n’est que l’expression raccourcie de leur pensée, et de celle de leur monde.

C’est donc bien d’une attitude active, d’un travail qu’il faut fournir soi-même et sur soi-même… dont il s’agit. Et cela, notre société n’est plus disposée à le faire. Pour compenser, on affirme que l’art n’est que l’art, sans plus ! C’est une erreur. Comprenez-moi bien, je ne dis pas que pour comprendre l’art sacré ancien il faut être soi-même croyant ; il faut simplement  accepter que d’autres l’aient été et que leur œuvre s’exprime en fonction de ces critères là. Comprendre l’œuvre, ce n’est pas se contenter de la regarder comme une image naïve, c’est aller vers elle, à sa rencontre et la lire encore et encore. Alors, elle nous apprend beaucoup de choses sur elle-même, certes, mais beaucoup aussi sur son époque et, plus intéressant encore, sur nous-mêmes. Car au-delà de l’œuvre, l’artiste exprime son humanité. Nous sommes, nous aussi des hommes. Le dénominateur commun est bien là, dans l’expression, avec d’autres moyens que les nôtres, des mêmes valeurs que les nôtres.

Tout cela pour dire que l’œuvre d’art va bien plus loin qu’elle-même et répondre donc à la première phrase d’Aramis. La seconde est plus ambiguë. Car je ne suis pas tout à fait sûr de ce qu’il a voulu dire : « La symbolique n’est qu’une fabulation religieuse ». En voilà un magnifique sujet de dissertation. On pourrait ainsi discourir des pages et des pages… Impossible dans ce cadre !

Alors, rapidement et en premier lieu, il faut rappeler que la symbolique n’est pas que religieuse, bien loin de là. Les symboles sont aussi vieux que l’humanité et ont envahi toutes les activités humaines. Jung ira même jusqu’à les placer au rang d’archétypes, présents partout et toujours chez tous les peuples du monde. Symboles universaux, souvent, mais pas toujours liés à la spiritualité. Le symbole est-il une fabulation ? Assurément non, il est un raccourci de l’esprit pour représenter des valeurs essentielles comme la vie, la mort, la fraternité, la maternité, …

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La religion est-elle une fabulation ? C’est bien plus complexe à exprimer. Peut-être, je ne sais pas. Et chacun répondra à sa manière, c’est la liberté individuelle que personne n’a à contester. Un fait est là cependant, l’Homme a toujours eu besoin de créer des dieux, des croyances en un au-delà. C’est sa manière de conjurer l’angoisse de la finitude, de la mort. Et les symboles religieux ont exactement la même fonction que ceux qui ne le sont pas, c’est de véhiculer un message en raccourci. Toujours est-il que fabulation ou pas, la symbolique religieuse est bien présente. Comprendre l’œuvre d’art qui l’utilise, c’est admettre et étudier les symboles qui sont les raccourcis vers la pensée de l’artiste.

On peut comprendre que tout le monde ne soit pas armé pour déchiffrer l’œuvre d’art jusque dans ses derniers retranchements. On n’a pas toujours l’envie ni les moyens. On n’a pas toujours le temps d’explorer tout à fond. Hélas, la vie est trop courte ! Alors nous devons absolument admettre qu’une part du sens de l’Histoire ou de l’Œuvre nous échappera. Nous devons reconnaître notre incapacité à aller toujours et partout au fond des choses. Mais nous ne devons jamais rejeter ce qui nous échappe en affirmant que cela n’existe pas… Car cette attitude là est très dangereuse et contribue au nivellement par le bas… donc à l’émergence de théories réductrices, donc excluantes, donc manichéistes, donc intolérantes, donc haineuses…

Voilà pourquoi je n’étais absolument pas d’accord avec le commentaire d’Aramis. Je pense d’ailleurs que lui-même ne pense pas vraiment ce qu’il affirme… Il utilise aussi les symboles de Pâques sur son blog en y plaçant les œufs, le lapin, le poussin, les fleurs du printemps… autant de fabulations ?

J’illustrerai très bientôt tous ces propos qui relieront les symboles avec l’Histoire et la pensée de Rubens en analysant en détail une de ses œuvres maîtresses. On y découvrira, j’espère, que l’analyse n’est pas stérile et purement théorique, mais qu’elle augmente notre capacité à vibrer et à ressentir l’œuvre elle-même en nous-mêmes. N’est-ce pas là, dans l’édification, que se trouve le vrai but de la communication par l’art ?

À suivre…