Scriabine 2015 (3)

Au cours de sa carrière, nous l’avons dit, Scriabine a cherché à faire de sa musique le vecteur d’un monde d’idées extatiques et mystiques. Sa musique orchestrale témoigne des mêmes préoccupations.

Composé en 1906 et créé l’année suivante à New York, le fameux Poème de l’Extase opus 54 suit de peu l’achèvement de la troisième symphonie. Il écrivit lui-même le programme illustré d’idées mettant en rapport l’homme créateur avec la conscience divine universelle. « Je vous appelle à la vie, forces mystérieuses, noyées dans les profondeurs obscures de l’esprit créateur, timides ébauches de la vie, à vous, j’apporte l’audace ». Le compositeur avait envisagé une symphonie en quatre mouvements, mais une forme continue précédée d’un prologue et suivie d’un épilogue s’imposa rapidement. La condensation de la forme allait produire, même dans les dernières sonates, ce jaillissement continu si caractéristique de ses dernières œuvres.

 

 

Le Poème de l’Extase est d’une écriture complexe faisant appel à des thèmes signifiants (où qui se veulent signifiants) et qui correspondent aux idées intégrées au programme poétique de l’œuvre (thème de la Langueur, thème de la Volonté, thème de l’Affirmation ou encore thème de l’Envol). La superposition des thèmes rend le repérage difficile et la texture épaisse de cette musique crée des couleurs orchestrales inouïes. L’effectif orchestral énorme (les bois par quatre, huit cors, cinq trompettes, trois trombones, tuba, deux harpes, une percussion très importante, célesta, orgue et cordes) ajoute encore au côté spectaculaire des cette profession de foi.

L’harmonie très complexe, elle aussi, nous conduit, suite aux effets de l’accord synthétique aux frontières de la tonalité. Du chromatisme qui se souvient de Tristan aux couleurs debussystes tout le matériau musical nous transporte dans un voyage au-delà du temps dans un monde étrangement peuplé de visions mystiques.

Prométhée, ou le Poème du Feu opus 60 fut composé à Bruxelles en 1910 et créé par Serge Koussevitzky avec Scriabine lui-même au piano. C’est sa dernière œuvre orchestrale. La partition présente une étrange partie de clavier de lumière, un instrument qui n’existait pas. Dans son désir absolu de réunir les différentes facettes des arts, le compositeur avait imaginé un instrument qui actionnerait une lumière à l’aide des touches du clavier. Le mélange des touches et les harmonies « lumineuses » de l’instrument aurait permis une quantité infinie de nuances de couleurs lumineuses correspondant aux harmonies sonores.

Dans le prolongement du Poème de l’Extase, Prométhée développes à nouveau les principes d’une force cosmique. L’accord synthétique fait ici figure de leitmotiv en apparaissant dès le début de l’œuvre sur un lourd tremolo des cordes. Sorte de chaos originel, les thèmes apparaissent à l’orchestre (aux vents) dans un statisme très surprenant. La partie plus dynamique et inscrite dans le temps débute avec l’entrée du piano dont la conséquente partie fera penser à de nombreux moments à un concerto pour piano.

Cette œuvre marque l’affranchissement définitif de Scriabine face à la tonalité. Son système harmonique généré par le fameux accord déjà cité annonce de manière prophétique l’évolution sonore de la musique du XXème siècle. Moins massif dans son orchestration que le Poème de l’Extase, Prométhée recherche la couleur et étudie de manière approfondie les possibilités de mouvements dynamiques et énergiques au sein d’un univers statique et presque immobile. Une œuvre à découvrir…

 

Scriabine par Boulez

Le Concerto pour piano qui complète ce magnifique enregistrement des deux grands poèmes orchestraux par l’Orchestre symphonique de Chicago, avec Anatol Ugorski au piano et Pierre Boulez à la direction (DGG 459647-2) date de 1897 et représente donc la « première manière » de Scriabine. Œuvre de moindre envergure, certes, le  superbe concerto est découpé selon les trois mouvements traditionnels du concerto. La partie pianistique, très brillante, parvient à combler certaines faiblesses des moyens orchestraux. Une œuvre qu’il est essentiel de connaître, mais qui n’a pas encore cette « folie mystique » qui caractérisera le compositeur un peu plus tard.

Pour finir, j’aimerais mettre en évidence la peu connue et pourtant formidable interprétation  des sonates pour piano et des quelques autres œuvres marquantes du compositeur (notamment le sublime « Poème » intitulé Vers la Flamme) de Ruth Laredo, édité autrefois chez Warner Nonesuch (7559-73035-2) et épuisé depuis longtemps (Il se trouve sans doute dans les Médiathèques). La pianiste américaine aborde cette musique avec un sentiment de nécessité absolue, loin des nombreuses interprétations exotiques caractérisées par des caricatures mystiques. Elle travaille et sculpte le temps d’une manière formidable et rend cette musique indispensable.

 

Scriabine par Ruth Laredo