La condensation du génie

J’avais la chance de commenter les Cinq Wesendonck-Lieder de Richard Wagner au concert de l’U3A mercredi soir. Je dis bien « chance », car les deux musiciennes qui interprétaient ces merveilleuses mélodies, Marie-Catherine Baclin (mezzo-soprano) et Maud Renier (piano), ont réussi une interprétation sublime parfaitement en rapport avec l’esprit du texte et de la musique. Leur interprétation reflétait exactement ce que je souhaitais illustrer par mes commentaires, je n’aurais pas pu rêver mieux!

 

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Photographie Armand Mafit

 

 

La symbiose parfaite entre la voix et le piano nous a fait oublier l’aspect somme toute bien matériel de la musique pour nous entraîner dans le monde de Mathilde et Richard, un univers rempli de romantisme, de pensées philosophiques, d’une invitation au renoncement et d’une inspiration éthérée à la paix.  Voici quelques photos de ce merveilleux moment de musique et, pour les absents, le texte que j’avais écrit en 2013 pour la revue du Cercle francophone belge Richard Wagner à l’occasion du numéro spécial commémorant le bicentenaire du compositeur.

 

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Photographie Jean Cadet

 

 

Œuvre toute particulière dans la production de Richard Wagner, les cinq mélodies connues sous le nom de Wesendonck furent écrites avec un accompagnement de piano entre 1857 et 1858. Elles sont le résultat d’une période privilégiée pendant la quelle le compositeur était logé, avec sa femme Minna, dans un pavillon du parc de la fameuse villa du richissime négociant en art, Otto Wesendonck.

 

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Photographie Armand Mafit

 

Au moment où il composait la Walkyrie, la jeune épouse d’Otto, Mathilde écrivait des poèmes que le compositeur allait mettre en musique. On a souvent prétendu que Richard et Mathilde avaient eu une relation amoureuse, mais quoi qu’il en soit, leur situation et leur attirance réciproque ainsi que la convergence de leur pensée philosophique auront probablement contribué à l’intensité du premier acte de la Walkyrie mettant en scène Siegmund et Sieglinde les jumeaux amoureux face à l’hostilité des hommes et des dieux. Il est aussi évident que le choix et la composition de Tristan et Isolde aient été influencés non seulement par cette rencontre, mais aussi par les poèmes que Mathilde déversait progressivement à Richard.

 

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Photographie Armand Mafit

 

Les textes de Mathilde sont pensifs, influencés de loin par Wilhem Müller, auteur figurant parmi les préférés de Schubert. Wagner nomma deux de ces mélodies « études pour Tristan et Isolde », utilisant pour la première fois des motifs qui se retrouveront plus tard dans l’opéra. Dans « Träume », on peut entendre l’esquisse du duo d’amour du second acte alors que dans « Im treibhaus », Wagner s’essaie à quelques motifs qui prendront place au troisième acte du drame. Pourtant, le langage harmonique chromatique de Tristan se fait sentir à travers tout le cycle.

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Photographie Miryam Noben

 

Si les poèmes de Mathilde apparaissent sans logique apparente au gré de ses inspirations, Wagner en compose la musique au fur et à mesure. Il ne s’agira donc d’un cycle qu’au moment où, la composition terminée, Wagner les replacera dans l’ordre logique que nous leur connaissons aujourd’hui :

1.    Der Engel (L’Ange)
2.    Stehe still ! (Reste calme !)
3.    Im Treibhaus, (Dans la Serre), étude pour Tristan et Isolde
4.    Schmerzen (Souffrances)
5.    Träume (Rêve), étude pour Tristan et Isolde

Si le compositeur nous les a proposés en version voix de femme accompagnée de piano, il a cependant orchestré lui-même « Träume » pour être donné par un orchestre modeste sous la fenêtre de Mathilde lors de son anniversaire. C’est en fait la version orchestrale du cycle complet que nous connaissons surtout aujourd’hui dans la réalisation du disciple et chef d’orchestre du maître, Félix Mottl. Une version pour orchestre de chambre sera créée par le compositeur Hans Werner Henze en 1976.

 

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Photographie Jean Cadet

 

Le premier lied, Der Engel, évoque la rédemption dispensée par l’Ange à celui dont le cœur saigne. Déjà, l’accompagnement, en forme cyclique, laisse le temps se suspendre tandis que la chanteuse déploie un chant fait de désirs d’ascension, laissant entrevoir à de nombreuses reprises de longues notes directement importées de Lohengrin. N’est-il pas d’ailleurs lui-même un ange rédempteur ? La partie centrale modifie le rapport au temps. Sous une batterie orchestrale, le chant se fait plus chromatique dans l’évocation  du chagrin tandis qu’un violoncelle déploie lentement son soupir. Le mot allemand « Erlösung », souvent traduit par délivrance est plus à nouveau l’évocation d’une rédemption spirituelle. La voix y retrouve son calme et détend le temps dans une harmonie très proche de Tristan et Isolde. L’orchestre peut alors à nouveau dispenser son calme cyclique jusqu’à la fin où, dans le postlude, un gruppetto (ornement caractéristique qui semble tourner sur lui-même), symbole de l’amour chez Wagner vienne donner la clé de cette délivrance. L’Amour (avec un grand A !) est le moyen d’accéder à la paix.

 

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Photographie Armand Mafit

 

Stehe still (Arrête-toi, Reste calme) est d’un tout autre monde. La tonalité lumineuse de sol majeur du premier lied est ici remplacée par un sombre et grave ut mineur. Dès ses premières notes, on reconnaît les vagues sonores de Vaisseau fantôme, amenant avec elles les angoisses du temps et l’incertitude du destin. Le hollandais ne peut accoster que tous les sept ans pour chercher sa rédemption dans l’amour véritable. Entre temps il erre sur les mers déchaînées dans l’incertitude et l’angoisse. Pourtant, toute la pièce sera destinée à montrer la déstructuration progressive du temps. Imperceptiblement et avec quelques relents de la Walkyrie, le tempo se calme et l’harmonie tourmentée se tourne progressivement vers un do majeur serein induit par la résolution de l’énigme de la nature et la compréhension du renoncement indispensable à l’Amour, l’abolition du temps mortifère. Le silence entre dans la partition et se termine dans une temporalité abolie. Seul reste une plainte du hautbois comme un souvenir lointain de la vie terrestre.

Dans une ambiance nocturne, accentuée par la tonalité funèbre de ré mineur, le troisième lied, Im Treibhaus (Dans la serre), étude pour Tristan, annonce dans une rythmique à six, puis à neuf temps, le motif du désir  et du prélude du troisième acte de l’opéra en chantier. La mélodie, profondément touchée par la mélancolie nous montre une descente dans la nuit et le silence. Elle vaut surtout par ses harmonies transitoires et son chromatisme très expressif. Inlassablement, le motif de départ se répète mais jamais à l’identique. Il suit toutes les inflexions du texte qui en vient à évoquer le calme du crépuscule et la mort en silence. Superbe musique d’une rare intensité. On y trouve déjà les prémices de Quatre derniers lieder de Richard Strauss (Im Abendrot surtout) pourtant composés près de quatre vingt ans plus tard ! A l’entrée du postlude, la musique ne marque plus qu’un battement mystérieux du temps avant que le thème ne vienne une dernière fois distiller toute son émotion. Ce lied sonne comme un adieu.

 

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Photographie Miryam Noben

 

Vient alors « Schmerzen », difficilement traduisible de manière satisfaisante puisqu’il évoque à la fois les douleurs, les souffrances et les peines. Le mot allemand condense en lui-même plusieurs nuances que le français sépare dans son vocabulaire. Sorte d’hymne au soleil qui tous les soirs meurt pour renaître le lendemain, la pièce cherche à considérer la mort comme l’entrée dans une nouvelle vie. Les souffrances du jour sont donc plus supportables dans l’espoir d’une vie meilleure, et remplie de joie. C’est encore un motif de Tristan qui ouvre la pièce. Les amours impossibles obligent chanteuse et orchestre à triompher ailleurs. Il s’agit ici de trouver la porte de sortie spirituelle. On entend, en filigrane, les harmonies qui reviendront beaucoup plus tard dans Parsifal au moment ou Gurnemanz débutera l’initiation de Parsifal dans la formidable réplique : « Ici, mon fils, le temps devient espace ». Ecoutez le mouvement des basses et la soudaine profondeur de l’orchestre au moment de remercier la nature des souffrances prodiguées comme une étape de l’initiation à la sortie du temps. Merveilleux ! La pièce se termine alors elle aussi dans un do majeur libéré et libre.

 

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Photographie Miryam Noben

 

Le cycle se termine magistralement par une nouvelle étude pour Tristan, montrant le refuge dans le rêve. Notion profondément romantique, le monde onirique est souvent considéré comme celui de la « petite mort » pour les vivants. Dans un la bémol apaisé, le temps de l’orchestre opère comme une berceuse distillant une pulsation régulière surplombée par un grand balancier éternel des vents. Le chant ressemble d’abord à une chanson douce avant de repartir dans le chromatisme typique de Tristan. Mais très vite, les longues notes reviennent dispenser leur calme sur l’évocation du rêve. L’ange du début n’est pas loin. Tout se calme à nouveau et quand le postlude apparaît, il ne reste que le balancier, si proche de la fin de l’Adieu du Chant de la Terre de Mahler sur le mot « Ewig », entrée dans l’éternité et le cycle immuable de la nature. Une conclusion toute panthéiste.

 

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Nous le comprenons, les cinq mélodies regroupent à elles seules une grande part de la spiritualité de Richard Wagner. On y retrouve tous les concepts du temps, de la vie, de la mort, du renoncement et de l’amour suprême conduisant à la compassion ultime. Pour Wagner, la libération (rédemption) se trouve dans le renoncement au monde qui permet d’atteindre l’Amour (compassion) qui seule autorise l’accession à l’éternité (ce qui n’est pas né et qui ne mourra pas). Ce cycle est une magnifique manière de se familiariser avec l’art et la pensée complexe du maître de Bayreuth.

La première interprétation complète du cycle date de 1862 sous le titre de « Cinq chants pour voix de femme ». Wagner ne dévoilait pas l’identité de l’auteur du poème. D’abord, il ne mettait jamais en musique que des textes qu’il avait lui-même écrits et il laissa planer le doute sur le fait qu’il en ait été l’auteur. Ensuite, il ne valait pas la peine de déclencher une catastrophe conjugale chez les Wesendonck à cause du côté explicite de certains textes.