J’ai longtemps hésité à écrire ce billet. Je ne m’en sentais pas l’autorité, pas la compétence… Qui suis-je pour porter un avis forcément biaisé sur notre monde et notre société ? De quel droit rendre public un simple avis, un ressenti qui n’est pas basé sur de sérieuses études scientifiques ? Et puis… quels mots choisir ? Comment ne pas offenser ? Pourquoi m’exposer ainsi sur mon blog qui pourrait rester purement musical ? Comment dire le monde et la perception qu’on en a ?
Il y a quelques jours, j’étais l’heureux invité de la belle émission l’Île paradisiaque de Camille De Rijck sur Musiq’3. J’amenais dans mon cartable de rentrée quelques œuvres musicales dont je ne voudrais pas me séparer… de là à dire que ce sont les seules que j’emporterais sur une île déserte, il y a un pas que je ne franchirai pas, mais j’avais surtout tenté d’organiser « mes musiques » en fonction de ce que j’espère de l’art et de l’impact qu’il peut avoir sur nos vies.
Camille a menée de main de maître en conduisant, par ses questions pertinentes, l’entretien vers mes thèmes de prédilection, je reprenais la route vers Liège. Chemin faisant, des tas de questions sans réponse me taraudaient. Elles étaient toutes liées à notre monde et à notre société. Certes, ce questionnement fondamental est présent quotidiennement en moi et figure au rang de mes préoccupations principales. Elles étaient ravivées par un entretien entendu le matin même sur La Première où l’invité expliquait de manière hélas convaincante que la démocratie est en péril et que l’une des causes majeures de cela réside dans l’inquiétant effritement de la culture. Mes propos remplis d’une conviction que l’art peut être une clé de prise de conscience humaniste me semblaient à la fois une évidence, mais surtout… une belle utopie !
Ce que j’ai perçu de la substance des propos de l’invité de La Première est que rogner la culture efface la mémoire et que cette mémoire annihilée favorise un individualisme consumériste et un repli sur soi… d’où la montée, partout, de l’extrême droite (à laquelle je refuse de mettre une majuscule), de l’intolérance, du rejet, d’une violence banalisée et d’une indifférence en constante augmentation. L’actualité en témoigne chaque jour.
Je n’ai pas besoin de faire un dessin pour vous exprimer la désolation qui peut s’emparer de nous à l’écoute ou la lecture d’un journal. Entre les frasques catastrophiques de Trump, l’Europe invisible dans la crise des migrants, les manifestations ouvertement fascistes et néo-nazies (oups… voilà un mot qu’il faudrait ne plus prononcer… !!!), la pauvreté galopante, l’hypocrisie ambiante, les dictatures de plus en plus admises, les réseaux sociaux comme déversoir de haine et d’intolérance, même chez des gens « au-dessus de tout soupçon », la planète terriblement mise à mal par un affreux aveuglement où l’enjeu économique triomphe de la Nature, j’en passe… ! Lorsqu’on évoque le sujet, beaucoup me disent ne plus écouter les infos déprimantes, les nient parfois, où les minimisent. Ils finissent par devenir indifférents à tout… sauf à leur propre personne… isolée. L’individualisme règne en maître ! Après moi les mouches ! L’oubli du monde se présente comme un refuge, un cocon où l’on se protège. Un cocon qu’on voudrait inviolable et confortable… et surtout loin de ces misères humaines qui polluent notre vie ! Préserver cet individualisme à tout prix, c’est renoncer à regarder dehors. C’est renoncer à chercher à comprendre… or comprendre, c’est le propre de l’intelligence (en latin intellegere signifie saisir par la pensée, comprendre, concevoir,…)… et comprendre passe par la mémoire, inévitablement… le contraire de l’oubli ! On voit bien le cercle vicieux.
On se relira encore Voltaire qui définit la civilisation par ce qui se souvient ! Il a absolument raison. Le souvenir, l’histoire ou l’Histoire (collective comme individuelle) n’est pas affaire d’érudition stérile comme semblent le croire certains qui aiment l’étaler, ce sont les expériences et la vie de ceux qui nous ont précédés. C’est fondamental de se souvenir. Le Devoir de mémoire, expression galvaudée, ne consiste pas, comme c’est désormais la mode, d’aller en voyage à Auschwitz et de prendre des selfies en souriant et en posant stupidement, parfois, dans des attitudes qui sont une insulte aux lieux visités.
Des milliers d’images circulent sur les réseaux sociaux et témoignent d’une parfaite méconnaissance de ce qui s’est passé là… les acteurs de ces images ne sont pas des provocateurs (parfois, la provocation est un moyen de se révolter… l’adolescence en est friande, ce n’est pas celle-là que je vise), ce ne sont pas des activistes extrémistes, ce sont simplement des gens peu informés ou indifférents. « Oh, mais ça s’est passé il y a si longtemps… ! Heureusement, cela n’arrive plus aujourd’hui » peut-on entendre ! « L’an dernier, nous visitions les chutes du Niagara, cette année nous venons à Treblinka – un devoir de mémoire ». Il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut voir et de pire sourd que celui qui ne veut entendre… les terribles rumeurs du monde !
Alors, vous comprenez, mes petits exemples musicaux de Bach, de Janequin et d’autres… quelle importance dans un monde comme celui-là ? Aucune a priori, sauf, comme le disent certains, un divertissement pour personnes favorisées ! … Une idée assez répandue actuellement et, il, est vrai, favorisée par un certain élitisme qui écarte le tout-venant et un jargon spécialisé utilisé à tort et à travers. Puis, comme le soulignait l’intervenant de la RTBF, l’enseignement a fortement négligé l’aspect culturel et artistique… au point (c’est moi qui ajoute) que bon nombre d’enseignants d’aujourd’hui ne peuvent plus transmettre la culture s’ils ne l’ont pas eue dans leurs programmes. On espère, mais je crois hélas que ce n’est pas gagné, que le Pacte d’Excellence apportera une réponse à cela ! Mais comment ? Les choses ne sont pas si simples que cela. Comment la réintroduire ? La seule solution sera de changer le modèle inculte de nos sociétés où seule compte la possession matérielle, mais là, on se frotte à la divinité du monde moderne, la Haute Finance (ici, je mets une majuscule ironique !). Ne voyez pas en moi un anti… quelque chose ! J’essaie tous les jours de dépasser le pour ou le contre qui sont si réducteurs. Par contre je m’inquiète vraiment et constate, comme nombre d’entre vous, une perte des repères culturels… qui cèdent toujours un peu plus de terrain à une recrudescence de l’ignorance qui, elle, conduit, in fine, au totalitarisme.
Quand Voltaire vantait la mémoire comme l’élément primordial de la civilisation, il ajoutait que l’érudition historique seule n’était rien. Elle devait se teinter d’une émotion. Connaître l’Histoire, c’est la comprendre et cela passe aussi par les émotions. Quoi de plus bouleversant, par exemple, et initiatique que de lire la lettre d’amour envoyée par un soldat des tranchées à sa bien-aimée durant la terrible Première Guerre mondiale… dont on commémore cette année le centenaire son armistice ? C’est là que l’art intervient. Qui, au cours de l’Histoire du monde, dans toutes les civilisations, mieux que l’artiste, a été le témoin émotif de son temps ?
Alors, comme je reste un optimiste, utopiste sans doute, je me dis que modestement, à mon tout petit niveau, le credo que j’évoquais dans l’émission de Camille De Rijck, s’il me permet personnellement d’évoluer grâce à l’art et la musique, c’est que Voltaire avait raison. Comprendre le propos de Bach, n’est pas adhérer à sa foi, c’est simplement sentir comment la pensée humaine est capable de transcender les clivages et d’aboutir à un humanisme sain qui permet, en premier lieu, la réconciliation avec soi-même, elle-même source d’un respect de l’autre et d’un dialogue dont le but est ce à quoi tout être humain doit aspirer, la Paix ! La Foi transcendante de Bach, la Grâce de Mozart, la Joie des Oiseaux de Janequin ou de l’Hymne de Beethoven, l’Amour de nos héros d’opéras, la profonde humanité d’Arvo Pärt, tous conduisent, comme un chemin initiatique, à cette Paix si difficile à atteindre qu’on pourrait presque la nommer… Sagesse !
Si mon chemin veut bien m’en rapprocher, il me semble naturel de le partager. Ce message de l’art est l’émotion du monde. J’en ai la conviction. Ma passion et, modestement, mais avec détermination, je lutterai jusqu’à mon dernier souffle pour la comprendre encore et encore, puis la partager avec ceux qui en sentiront le besoin… pour qu’enfin, l’Île paradisiaque grandisse, qu’elle ne soit pas une île déserte utopique et réservée à quelques uns !