Au-delà de l’horizon…

Une chaleur torride, un soleil éclatant, pas un nuage, pas une goutte d’eau… un 25 août qui restera dans nos mémoires, mais pas pour la canicule. Ce jour d’été, nous avons dit adieu à notre Maman, notre Mamy, notre Mamyli, … notre amie… c’est un jour d’une infinie tristesse…! Cela faisait dix ans que j’avais compris avec une grande émotion, comme une révélation, qu’il n’y a pas d’âge pour être orphelin. Mon Papa disparaissait des suites d’une longue maladie, nous laissant tellement bouleversés. Depuis, j’ai souvent cité cette maxime qui me rassurait ! Il n’y a, en effet, aucune contrindication à se sentir orphelin quand on est adulte. Ce mot s’adresse à nouveau à moi avec insistance car aujourd’hui, Maman est morte !

Maman n’est pas morte aujourd’hui, non, elle est partie discrètement, comme elle avait vécu, sur la pointe des pieds, sans faire de bruit, dimanche, en fin d’après-midi. Un infarctus vendredi, sans aucun signe annonciateur, une dégringolade de ses fonctions vitales, un coma artificiel d’une vingtaine d’heures et un départ « sans acharnement », comme elle le souhaitait. C’est bien ! Elle n’a pas souffert… ou si peu au regard du calvaire des grands malades. A-t-elle vu la mort en face, en a-t-elle eu conscience ? A-t-elle eu peur? Je ne le crois pas… sauf si, dans les états de profonde sédation, notre conscience fonctionne encore suffisamment… Je ne sais pas ! Égoïstement, c’est vite… trop vite… je n’ai pas eu le temps de lui dire encore ces mots essentiels, ceux de l’amour, de la tendresse et de la gratitude. Car même si elle les connaissait de longue date, il est un moment où l’on a encore envie de les prononcer pour accompagner les derniers instants… peut-être plus pour moi que pour elle…

Quelques mots murmurés timidement devant son corps si frêle dans cette impressionnante chambre des soins intensifs, quelques heures rythmées d’entretiens avec la formidable équipe médicale du MontLégia à Liège, humaine, pédagogique, empathique… une décision, enfin : Benoit, Anne-Marie, Jacqueline et moi nous assisterons jusqu’au bout à la lente et paisible extinction de toutes ses fonctions vitales… Nous l’avons fait, comme on observe, avec fascination et émotion, couler les derniers grains du vase supérieur d’un sablier qui s’engagent dans le col. Il n’était pas imaginable de laisser partir toute seule celle qui nous a mis au monde, aimés, celle qui nous a encouragés, aidés et soutenus… celle qui était, comme tant de mères, la meilleure maman du monde!

À 17H20, le dernier grain de sable a franchi le col et a rejoint tous les autres, laissant le vase désespérément vide… Le silence fut soudain lourd et chargé d’une profonde émotion… Tout s’immobilisa, calmement, c’était presque irréel, ce fut, pour moi, initiatique. Ce passage de la vie à trépas, m’interroge de longue date… aller du temps de l’homme au non temps, de l’être au non-être… un vaste chantier existentiel, celui de la condition humaine où interviennent les convictions philosophiques et spirituelles. Que se passe-t-il dans ce moment ultime de notre passage sur la terre ? Où va-t-on ? Chacun y répondra avec sa conscience. Maman était croyante et pour elle, le néant était inconcevable. Nous en parlions souvent, et depuis longtemps. J’aimais bien ces conversations, elles me nourrissaient… L’infirmière, en nous rejoignant, m’extrait de mes pensées. Elle prononce avec douceur et respect cette phrase simple et pourtant si intense : « Madame est partie… »

 

Caspar David Friedrich (1774-1840), Les Âges de la Vie (Die Lebensstufen), 1834. Le titre n’est pas du peintre lui-même.

L’art et la musique nous conduisent fréquemment aux réflexions existentielles et les œuvres sont bien souvent le reflet de la manière de penser d’un artiste ou de l’esprit de son temps. J’aime bien commenter ce beau tableau de Caspar David Friedrich, Les Âges de la Vie, où l’on voit des observateurs regarder partir des voiliers. Ceux-ci s’éloignent sur la mer et disparaîtront de notre vue quand ils auront franchi la ligne d’horizon. À chacun son bateau. Les personnages, comme dans notre, et dans presque toutes les familles, sont d’âges différents. Leur voilier a pris la mer depuis plus ou moins longtemps en fonction de leur âge et s’éloignent de la rive. Où vont-ils ? Symboliquement, on peut sans doute déceler la métaphore de la mort, du temps qui passe. Et au-delà de l’horizon, ils quittent notre champ de vision. Mais si nous ne les voyons plus, ont-ils disparu ? Est-ce que ce que nous ne voyons plus n’existe plus? Non, bien sûr! Reviendront-ils un jour? Assurément, non pour la pensée fortement religieuse du peintre, la métaphore est certaine. Maman, elle, aurait dit qu’ils existent sur l’autre rive, à l’image de l’antique du franchissement du Styx. Ils accosteront ailleurs. Passer d’une rive à l’autre, même sans connaissance mythologique, signifie quitter ce monde pour un autre. En ce sens, comme le dit la célèbre formule « Je quitte ceux que j’aime pour rejoindre ceux que j’ai aimés ». Je crois que Maman y croyait… j’espère que le dernier grain de sable, en rejoignant tous les autres aura achevé de la conduire là-bas. Mais le sablier, dans le monde d’ici-bas, on le retourne et il recommence… son cycle est immuable à condition qu’il se retourne ! Maman, elle, ne reviendra pas ! Nous pouvons retourner la question dans tous les sens, on ne la verra plus !

Incrédules, nous nous sommes regardés, les larmes dans les yeux. Maman était morte… alors que 48H plus tôt, elle était en forme et riait avec le personnel de la maison de repos, où elle séjournait depuis 7 mois, et avec ses amies. Comment admettre cela ? Tous les quatre, nous n’avons pas eu le cœur de nous séparer tout de suite la charge émotionnelle avait été trop forte… À la maison, nous avons bavardé, nous avons revécu ces moments bouleversants, nous avons parlé de tout et de rien, de nous, d’elle, nous avons ri… c’était un autre moment inoubliable, celui de la fraternité !

Maman fut au centre des jours suivants. Les visites au funérarium, les commentaires, messages reçus les larmes et les souvenirs… toutes ces marques d’affection. Tellement fortes. Je ne m’attendais pas à un tel déferlement de messages. Rien que sur ma page Facebook, ce n’est pas moins 500 messages plus encore plus de 100 sur le faire-part… c’est sans compter les mails, SMS,… C’est vrai, beaucoup d’auteurs des messages la connaissaient peu ou pas du tout. J’ai bien conscience que ces messages sont un soutien destiné à la famille et à moi qui sommes dans la peine. Quelle gratitude j’ai pour votre générosité ! Je ne peux pas tous vous répondre, je le regrette vivement, mais toutes vos intentions furent d’un grand soutien… un baume, un onguent. Mais en parlant avec tous ceux qui l’aimaient et la connaissaient bien (de ma vie, je vous l’assure, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui, la connaissant, ne l’aimait pas), j’ai eu le sentiment qu’elle ne serait vraiment morte que le jour où plus personne ne se souviendra d’elle. Et voilà les questionnements qui reprennent de plus belle… Est-ce que lorsque le bateau a franchit la ligne d’horizon depuis un certain temps, l’oubli règne en maître? Sauf personnages historiques, nous sommes tous voués à l’oubli, un jour ou l’autre. Quand tous ceux qui nous ont connu sont eux aussi partis. Que reste-t-il ? Pour l’heure, elle vit encore, et de manière intense, dans notre mémoire et dans nos émotions… et vu la jeunesse de ses petits-enfants, elle a encore de belles années devant elle.

Et puis, pour la famille, ses descendants, elle vit encore dans nos gènes. Je ne suis pas un scientifique, mais Benoit et moi, ses fils, ses petits-enfants, Ghilan, Rosemarine, Benjamin et Chloé, nous l’avons tous en nous. Et la petite Louise, qui a à 7 mois et qui a fait les derniers grands bonheurs de Maman, elle est aussi constituée d’une part de sa Mamyli… La mémoire des hommes n’est pas que de l’ordre du souvenir, elle est aussi biologique…

Vient-on de retourner le sablier pour qu’à travers son arrière-petite-fille, quelque chose lui survive? Est-ce que symboliquement, Maman pensait à cela lorsqu’elle offrait ce merveilleux baiser, le jour de leur première rencontre ? Elle lui a en tous cas transmis une affection formidable, un amour profond, une grande tendresse et un immense espoir. J’aime croire que ce baiser était bien plus qu’un simple bisou !

Merci Maman, merci pour la vie, pour tout ce que tu nous as donné sans compter. Merci pour ce que tu es ! Bon voyage et embrasse bien fort Papa pour nous… dans le cas où ce serait possible !