Cependant que l’acrobate est en proie à l’équilibre le plus instable, nous faisons un vœu. Nous souhaitons qu’il tombe, et nous souhaitons qu’il tienne.
Paul Valéry (1871-1945)
Rhona Bitner (née en 1960), 94125FL de la série Circus, 1994.
Observatrice attentive, Rhona Bitner aime se jouer de la frontière entre réalité et spectacle. Photographiant les arts du cirque, elle représente ici une acrobate renversée sur un trapèze. La gymnaste se détache en pleine lumière sur un fond sombre. Son visage est lourdement fardé, ses traits sont comme dissimulés par un masque; son corps témoigne de sa souplesse exceptionnelle. Malgré son habileté, son équilibre est précaire; elle symbolise ainsi la fragilité de la destinée humaine, comme la volonté de beaucoup d’en triompher. La théâtralité de l’œuvre de Bitner, son attachement aux spectacles de cirque évoquent la toile d’Edgar Degas Miss Lala au cirque Fernando.
Henri Sauguet (1901-1989), Les Forains, Ballet, III. Les Exercices, interprété par l’Orchestre national symphonique d’Estonie, dirigé par Neeme Järvi.
Une petite troupe ambulante de forains arrive dans un village et y installe leur théâtre. Ils y répètent avant leur spectacle. Puis le spectacle débute et les numéros naïfs s’enchainent. On y voit une petite fille acrobate, des « visions d’art », un clown, deux sœurs siamoises, un prestidigitateur et une belle endormie. À la fin du spectacle le prestidigitateur tend son chapeau pour la faire quête mais les spectateurs s’en vont sans donner le moindre sou. Les forains repartent alors tristement vers une autre place. (Wikipédia)
Les choses humaines
À l’envers. […] Une acrobate est suspendue entre ciel et terre, tête à l’envers, jambe droite lancée vers le ciel, accrochée au seul rouge de sa chaussure. Quatre projecteurs isolent son corps, qui se détache dans l’obscur. La contorsion extrême qui perdure grâce à l’image arrêtée retient l’accomplissement du geste, prolonge l’inconfort de la tension. Nous, regardeur, visiteur, lecteur, en sommes là. Retenant notre souffle, sans savoir comment s’accomplira la périlleuse figure de nos vies. L’Histoire, celle de notre civilisation, celle de notre planète de l’Europe, en est là aussi, dans cette bascule acrobatique, au point culminant de la figure inachevée qu’a capturée Rhona Bitner, l’artiste.
Bien sûr, nous voudrions savoir comment tout cela va se terminer ou se poursuivre. Comment le corps suspendu de ce que nous sommes va prolonger sa trajectoire, et si l’orbe irrégulière de l’histoire humaine permettra une descension, un atterrissage, pas trop chaotique, ou si ce n’est qu’un fantôme blafard qui se tord là-haut dans l’image, l’apparition de ce que nous fûmes et dont l’aspect spectral anticipe à peine ce que nous ne sommes plus.
Nous pourrions confier cette interrogation aux prophètes, aux oracles, aux aruspices, aux augures, aux astrologues, aux voyants (aux réseaux sociaux… c’est moi qui ajoute). Il existe tant de mots et tant de mancies pour tenter de répondre à l’énigme du lendemain. […]
Cette exposition (voir référence ci-dessous) est, écrite à la lumière vacillante d’une époque troublée, et il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas reconnaître les périls de l’instant. Dans le livre rédigé il y a dix ans par Jacques Attali et qui est l’amorce de cette très libre transposition, les derniers chapitres, consacrés à l’avenir d’alors, paraissent devenus étrangement réels. L’hyperconflit et l’hyperempire qu’il analyse sont déjà là, l’affaiblissement des nations, la domination du marché, la montée des économies illégales, le gaspillage des ressources, la multiplication des entreprises criminelles, les guerres à prétexte religieux, les migrations forcées, l’exil. L’essai qui inspire ce projet n’a pas été conçu comme une divination, mais comme un effort précis pour parvenir à une prévision qui s’inspire de l’histoire, des arts, des objets, des techniques, et le présent en confirme malheureusement les intuitions. […]
Jean de Loisy, Les choses humaines (extrait) en introduction au catalogue de l’exposition Une brève histoire de l’avenir, Paris, Éditions du Louvre, 2015, p.33.
Edgar Degas (1834-1917), Miss Lala au cirque Fernando, 1874.
Henri Sauguet (1901-1989), Les Forains, Ballet, V. Visions d’art, interprété par l’Orchestre national symphonique d’Estonie, dirigé par Neeme Järvi.