Sentir la Musique…

« LA MUSIQUE COMMENCE LÀ OÙ S’ARRÊTE LE POUVOIR DES MOTS. » Richard Wagner.

Nous en avons tous fait l’expérience des centaines de fois. La musique dépasse, en force émotionnelle, ce que le mot le mieux choisi peut proposer. Cette remarque du Maître de Bayreuth est à la fois très pertinente et étonnante. Lui qui mettait un point d’honneur à travailler le mot, à concevoir avec une précision exceptionnelle tous ses livrets, considérait aussi la faiblesse du vocable en mettant tout en œuvre pour que sa musique offre la profondeur qui se cache derrière mot. Mais la formule choc ne s’applique évidemment pas qu’à Wagner et se présente dès que nous tentons de formuler un discours sur la musique et sur une œuvre. C’est l’une des grandes difficultés de mon métier et, modestement, je reconnais l’insuffisance de la parole. Je tente cependant de la compenser par une approche sensitive autant qu’historique imprégnée de ma passion pour la musique et les transversalités qu’elle peut proposer.

Wagner, Prélude de Trsitan (piano) début

Bavardant récemment, à l’issue d’une conférence récente, avec une dame, manifestement mélomane et musicienne, je fus surpris de l’entendre me dire : « J’espère que vous n’êtes pas musicologue… ! » Elle devait sans doute savoir que je le suis et me lançait ainsi une sorte de défi… me justifier de l’être. Madame n’aimait pas ces gens qui glosent sur la musique. Elle avait pourtant, dit-elle, vraiment apprécié ma conférence qui, justement traitait de… Wagner ! Je me suis souvenu que j’avais écrit, il y a quelques années, un billet exactement sur ce sujet et me suis promis de le représenter à la lecture… légèrement remanié. Le voici !

Curieuse mode que celle qui consiste, ces derniers temps, à dénigrer la musicologie et à considérer que le propos de ceux qui la pratiquent, en radio, à la télévision par écrit ou oralement, nuisent à la musique et à l’écoute, donc au plaisir, du mélomane. Comme si la musicologie était une discipline austère, intellectuelle et opposée à l’art… inutile au commun des mortels. Dans un mode qui est de plus en plus superficiel, il est cependant compréhensible que fouiller la profondeur de la musique et de l’art puisse sembler au mieux inutile, au pire nuisible !

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Bartolomeo Bettera (1639-1688), Nature morte aux instruments de musique.

On dit aujourd’hui qu’il faut faire plus de musique et moins de musicologie. On veut ainsi justifier un retour à une perception « spontanée » de la musique, celle qui serait la seule à combler l’auditeur fréquentant médias et salles de concerts. Il se pourrait bien que ces propos désobligeants, entrent dans la même logique que celle qui consiste à dire que la science et la recherche ne servent à rien, si ce n’est à dépenser les deniers publics, ce contre quoi je m’insurge absolument. Les formules sont saisissantes tant par leur violence que par leur vulgarité: « La musicologie est à la musique ce que la gynécologie est à l’amour » (un certain Roland LETOURNEUX… )… Il me semble que la formule, si elle peut faire sourire dans un premier temps, cache une parfaite méconnaissance de ce qu’est la musicologie et ne peut être que le résultat de l’ignorance. C’est l’un des drames de nos sociétés modernes. On critique ou dénigre ce que l’on ne connait pas ou peu sans s’informer de son utilité et des conséquences que son travail peut avoir sur l’homme. On juge sans savoir que les retombées des travaux opérés dans de nombreuses disciplines enrichissent notre connaissance. Car une chose ne peut être comprise que dans son contexte et refuser cette connaissance là, c’est ouvrir la porte à toutes les réductions, les amalgames… et les fausses routes!

Le propos, hélas, ne vient pas que de mélomanes en mal de culture. Des décideurs et des personnes influentes dans le monde artistique ne sont pas loin de tenir de tels discours. Il est vrai que les musicologues l’ont bien cherché. Développant un langage d’initié, élitiste, lourd, incompréhensible au plus grand nombre et bien souvent prétentieux quand ce n’est pas snob, ils ont parfois bien réussi à déclencher de l’animosité envers leur discipline.

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Pourtant, la musicologie a apporté de nombreuses transformations bénéfiques dans la perception que nous avons des chefs-d’œuvre et continue d’œuvrer pour une meilleure connaissance du passé et du présent. Comme l’histoire de l’art et l’esthétique, elle a permis une meilleure compréhension des trajectoires, des vies des musiciens, des œuvres elles-mêmes et de leur raison d’être, de leur langage, des styles et de leurs évolutions. Combien de morceaux exhumés par de patients chercheurs sont devenus aujourd’hui de véritables joyaux du patrimoine commun ? Combien de secrets furent percés par un travail acharné ? Combien, enfin, de compréhensions nouvelles sont apparues suite aux découvertes de ces musicologues qui, dans le silence et la solitude de leur quête, ont consacré leur vie à une époque, un compositeur ou un pan seulement de ce compositeur. Non, assurément, leur travail n’est pas à mettre en cause ! Sans eux, notre connaissance globale de la musique serait fort lacunaire.

Confondrait-on alors le musicologue et l’esthéticien de la musique ? Ferait-on un amalgame avec ces philosophes qui, dans des termes obscurs et impénétrables porteraient la musique au niveau d’un simple objet de spéculation non musicale ? Pourtant, sans la philosophie de l’art, nous n’aurions non plus ces vastes espaces de réflexion qui consistent à rattacher l’œuvre à l’homme, à son temps et aux préoccupations politiques, sociales ou spirituelles de ses contemporains. Je peux continuer ainsi longtemps…

Monteverdi Madrigaux

Et vous finirez par me rétorquer que ce que vous attendez de la musique, c’est vibrer, être émus, rire ou pleurer. Ce que la musique distille des émotions, c’est cela qui importe. Et ce n’est certes pas moi qui vous dirai le contraire ! Cependant, je pense qu’on vibre beaucoup mieux quand on comprend le pourquoi du comment. Quand on comprend le drame de Schubert, la portée héroïque de Beethoven, la puissance spirituelle de Bach,… on vibre beaucoup plus, plus intensément, plus justement. Il s’agit alors de trouver le terrain adéquat, le dénominateur commun, entre nous, êtres du XXIème siècle et des hommes qui ont vécu bien avant nous, dans d’autres circonstances et qui, avec leurs moyens, ont cherché à répondre par leur œuvre à leurs joies, leurs souffrances et leurs espérances. Comment comprendre la souffrance de Violetta et le comportement de Germont sans notion des conditions sociales de la société du 19ème siècle ? Combien de fois des commentateurs maladroits ont, par méconnaissance de la morale inhérente de l’époque, jugé Germont de manière erronée ? Combien de commentateurs n’ont pas ri de l’attitude de Violetta qui obtempère à ses exigences ? La compréhension du contexte et la manière dont Verdi le met en musique est essentiel pour une vraie perception de l’œuvre.

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Grand salle du Théâtre de l’Académie Royale de Musique, Le Peletier, 1864.

Si nous sommes capables de comprendre les enjeux de Tosca, d’une fugue de Bach ou d’une symphonie de Mahler, c’est parce que, pour nous, des musicologues, des historiens, des analystes et des philosophes et tous les acteur des disciplines périphériques à la musique ont étudié les paramètres qui ont vu naître l’œuvre. Transposons cela dans le domaine de l’Histoire : comment, par exemple, pourrait-on comprendre réellement la Seconde Guerre mondiale et l’avènement du nazisme si nous ignorons tout de la Première et de son dénouement ? Aujourd’hui, plus que jamais dans l’Histoire, l’homme est capable de comprendre le pourquoi des choses et, sans jouer au donneur de leçons, comprendre, c’est le premier sens du mot « intelligence »… et nous ne le faisons pas… ou alors si peu… ! Pour moi, vous le savez, tout est lié, inextricablement connecté et il est grand temps de corriger la dérive culturelle qui consiste à en renier l’importance. Finalement, le mélomane, en refusant la musicologie, ne serait-il pas en train de générer le même sort que bien des aspects de nos sociétés modernes en cédant à la consommation aveugle, superficielle, immédiate et déraisonnable, celle qui fait se précipiter l’homme vers l’abîme… ?

09. Le dernier piano sur lequel a joué Mozart (Prague, Graf)

Qu’est-ce à dire ? Que je défends l’historien ou le musicologue ? Absolument pas, je n’ai pas l’esprit de caste ! Ce que je défends par-dessus c’est la transmission de notre patrimoine dans des conditions qui permettent à chacun de bien en comprendre la portée. Si la musique est tragique, il est essentiel de comprendre pourquoi. L’art n’est pas un divertissement pur et simple, c’est un témoignage, une parole d’homme qui arrive jusqu’à nous et le moins que l’on puisse faire, c’est tâcher de comprendre ce qu’elle signifie.

Reste un problème… et de taille ! Quelle est la manière de transmettre tout cela ? Chacun n’a pas le temps, les moyens ou l’envie d’y consacrer sa vie. Pourtant chacun a le droit (le devoir) de comprendre. Pour cela il y a des gens, des historiens, des esthéticiens de l’art, des musicologues, ceux qui vivent pour transmettre… dans l’enseignement ou dans le monde de la culture. Leur devoir, souvent détourné, est de s’exprimer à l’intention de tous, avec les mots de chacun, avec pédagogie et simplicité qui ne doit jamais rimer avec nivellement par le bas. Au contraire, leur rôle est de hisser le mélomane à la hauteur du propos, à travailler de concert avec le musicien. Ces musicologues-là devront quitter leur tour d’ivoire et apprendre à sentir tout autant qu’à savoir. Ils devront lier les choses entre-elles et ne jamais les considérer de manière isolée. Ils devront regarder notre monde tel qu’il est et utiliser les bonnes formules, celles qui montrent l’homme dans l’œuvre. Ils devront se garder ne pas dénaturer ou transposer de manière erronée les propos tenus par les musiciens. Ils devront enfin prendre conscience de leurs propres limites et travailler pour toujours être plus efficaces. Le jour où ils parviendront remplir ces « devoirs », je crois que loin de les rejeter comme de purs intellectuels élitistes qui polluent la musique de leurs propos, on les réclamera comme des « passeurs ».