Un jour… Un chef-d’oeuvre! (5)

Où se rencontrent Goethe, Ossian, Krafft et Massenet en une formidable synthèse romantique… À écouter, regarder, lire et méditer…!

Johann Peter Krafft, Ossian jouant de la harpe et chantant pour Malvina, 1810

Johann Peter Krafft, Ossian jouant de la harpe et chantant pour Malvina, 1810

Jules Massenet, Pourquoi me réveiller, air tiré  du 3ème acte de Werther (1892), interprété par Jonas Kaufmann et Sophie Koch à l’Opéra Bastille en 2010.

« Werther se promenait à grands pas. Elle se mit à son clavecin et commença un menuet; mais ses doigts se refusaient. Elle se recueillit, et vint s’asseoir d’un air tranquille auprès de Werther, qui avait pris sa place accoutumée sur le canapé.

« N’avez-vous rien à lire? » lui dit-elle. Il n’avait rien. « Là, dans mon tiroir, continua-t-elle, est votre traduction de quelques chants d’Ossian: je ne l’ai point encore lue; car j’espérais toujours vous l’entendre lire vous-même, mais cela n’a jamais pu s’arranger. » Il sourit et alla chercher son cahier. Un frisson le saisit en y portant la main, et ses yeux se remplirent de larmes quand il l’ouvrit; il s’assit et lut: « Étoile de la nuit naissante, te voilà qui étincelles à l’occident, tu lève ta brillante tête au fond de ta nuée, tu t’avances majestueusement le long de la colline. […] Lorsque les orages descendent de la montagne, lorsque le vent du nord soulève les flots, je m’assieds sur le rivage retentissant, et je regarde le terrible rocher. Souvent, au déclin de la lune, j’aperçois les esprits de mes enfants estompés dans le clair obscur, ils marchent ensemble dans une triste concorde »

Un torrent de larmes qui coula des yeux de Charlotte et qui soulagea son cœur oppressé interrompit le chant de Werther. Il jeta le manuscrit, lui prit une main, et versa les pleurs les plus amers. Charlotte était appuyée sur l’autre main, et cachait son visage dans son mouchoir. Leur agitation à l’un et à l’autre était terrible: ils sentaient leur propre infortune dans la destinée de héros; ils la sentaient ensemble, et leurs larmes se confondaient. […] Elle respira pour se remettre et en sanglotant elle le pria de continuer; elle le priait d’une voix céleste. Werther tremblait, son cœur était près d’éclater; il ramassa la feuille, et lut d’une voix entrecoupée:

« Pourquoi m’éveilles-tu, souffle du printemps? Tu me caresses et dis: « Versant des gouttes célestes, j’apporte la rosée »; mais le temps de ma flétrissure est proche; proche est l’orage qui abattra mes feuilles. Demain viendra le voyageur, viendra celui qui m’a vu dans ma beauté; son œil me cherchera tout autour dans les champs, il me cherchera, et ne me trouvera point. »

Toute la force de ces paroles tomba sur l’infortuné. »

Johann Wolfgang (von) Goethe (1749-1832), Les Souffrances du jeune Werther (1774), Traduction française de Bernard Groethuysen, Paris, Éd. Gallimard, Coll. Folio, 1995, p. 155-160.