Un jour… Un chef-d’œuvre (227)

Elle se fera aussi l’écho des larmes versées par des millions de personnes forcées à l’exil aujourd’hui.

François Joubert-Caillet

Statue fragmentaire, Buste de pleureuse, Égypte, Nouvel Empire, début de la 18ème dynastie, entre 1550 et 1425 ACN (détail).

D’après John Dowland (1563-1626), Lachrimae or Seaven Teares, interprété par Sokratis Sinopoulos, L’Acheron & François Joubert-Caillet

D’après les Lachrimæ or Seaven Teares de John Dowland, une rencontre entre le consort de violes et la lyra grecque peignant ici ensemble un tableau transversal et apatride de la mélancolie avec, en contrepoint, l’espoir et la joie d’un avenir radieux dans des improvisations et des danses anglo-byzantines intemporelles.

La lyra grecque, comme la viole de gambe, est l’instrument de la mélancolie. L’une et l’autre, aux âges d’or de leurs histoires, étaient utilisées pour exprimer ce sentiment si particulier, cet état d’âme qui nourrit tant de musiques, au-delà des mots. Ces deux instruments, à des périodes différentes et dans des circonstances diverses, ont connu des utilisations et des destins identiques : s’il est – encore – impossible de tisser un lien historique entre la lyra et la viole, il est pourtant stupéfiant de remarquer à quel point elles se ressemblent, comme des sœurs qui s’ignoreraient, évoluant chacune en écho l’une de l’autre, à quelques siècles de distance, dans des régions éloignées, exprimant et vivant les mêmes choses sans jamais se rencontrer. Sur le plan technique, toutes les deux utilisent la même position d’archet « paume vers le ciel », sont en forme de poire, leur accord est similaire également ; sur le plan artistique, elles sont, chacune dans leur monde, l’instrument idiomatique de ce que les Grecs nomment l’harmolipi, la tristesse joyeuse, le plaisir d’être malheureux.

En Angleterre, le chantre de cette mélancolie est certainement John Dowland (1563-1626), avec son recueil de Lachrimæ or Seaven Teares (1604) : en sept pavanes, il décline ce thème avec des tableaux complémentaires, de la mélancolie amoureuse aux larmes pieuses d’une illumination mystique. Ces Lachrimæ sont suivies de danses allègres, symbolisant l’espoir d’un salut retrouvé.

Jouée par des musiciens grecs à Constantinople dès l’époque de l’Empire byzantin et jusqu’au d ébut du XVIIe siècle, la lyra a développé un répertoire marqué par cet exil en Empire ottoman, une nostalgie et un mal du pays que l’on retrouve dans l’œuvre de John Dowland, expatrié lui aussi au Danemark dans les années de composition de ses Lachrimæ. Autre point commun : les tavernes britanniques et grecques étaient alors des lieux où la musique était écoutée attentivement, dans le silence, la viole de gambe et la lyra étant les actrices incontournables de ces concerts populaires où l’on pleurait puis dansait, créant ainsi une sorte de rite purificateur et mystique.

Cette musique désire faire entendre la rencontre en miroir de ces deux instruments et des mondes élisabéthain et byzantin-ottoman, mais également décrire un récit cathartique, une métamorphose heureuse, des ténèbres à la lumière et de la déploration à la fête. Elle se fera aussi l’écho des larmes versées par des millions de personnes forcées à l’exil aujourd’hui.

François Joubert-Caillet, Notice du cd Lachrimae Lyrae – Tears of Exile, paru chez Fuga Libera en 2019, pp. 13-15 (texte complet ici)

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Statue fragmentaire, Buste de pleureuse, Égypte, Nouvel Empire, début de la 18ème dynastie, entre 1550 et 1425 ACN.