Enfin, retour au propos principal de ce blog: la musique. Je ne vous cache pas que ces derniers temps, les propos musicaux étaient loin de mes préoccupations informatiques… Mais désormais, tout, ou presque, est en ordre, et c’est l’occasion de vous manifester ma joie à travers une évocation, sans doute plus politique que musicale de la Neuvième Symphonie « An die Freude » (à la Joie) de Beethoven. L’oeuvre pourrait faire l’objet d’une encyclopédie, tant ses aspects les plus divers méritent attention. Depuis la structure jusqu’au message spirituel, politique et philosophique en passant par l’orchestration, le texte de Schiller et d’autres aspects encore plus fabuleux, tout, dans cette musique nous concerne directement … et les usages qu’on en a fait par le passé et qu’aujourd’hui encore on exploite sans vergogne peuvent nous faire douter du message de Beethoven.

D’ailleurs, mal comprise lors de sa création à Vienne le 7 mai 1824 – les connaisseurs considérant que l’ajout des chœurs dans le final dénaturait le genre de la symphonie et subvertissait la distinction entre musique profane et musique sacrée -, la Neuvième symphonie de Beethoven a longtemps rebuté le public qui la trouvait impossible, épuisante à écouter, et les orchestres la trouvaient trop difficile à exécuter.
Magnifiée par Wagner qui la dirigea à Dresde en 1846, accompagnant son concert d’un véritable programme qui la consacrait comme l’équivalent musical de Faust de Goethe, elle fut considérée comme l’expression de la future religion de l’humanité dont Beethoven aurait été le prophète. Sur cette lancée d’intentions pseudo-religieuses qui lui furent prêtées, cette symphonie devint un symbole de libération collective et de rapprochement entre les peuples.
Et malgré son message de liberté individuelle et universelle, les nazis sont parvenus à en canaliser le sens de l’œuvre et à la récupérer au profit de leur funeste idéologie: le chef d’orchestre Wilhem Fürtwängler la dirigea à de nombreuses reprises, dont deux fois devant Hitler pour son anniversaire en 1937 et en 1942 (loin de moi l’envie ici même, de discuter l’intégrité du grand chef allemand, la critique historique a nuancé fortement son adhésion à l’idéologie), et il la dirigea à nouveau en 1950 lors de la réouverture du Festival de Bayreuth, qui avait été interdit par mesure de rétorsion, la famille Wagner, alors à la tête de l’institution, ayant soutenu activement Hitler.
Avant son instrumentalisation par les nazis, la Neuvième a servi à la Troisième République pour diffuser son idéologie républicaine: le thème de l’Ode à la Joie, arrangé en 1902 par Julien Tiersot et qualifié « d’hymne des temps futurs » ou de « Marseillaise pour l’humanité », faisant partie du recueil des Chants populaires pour les écoles. Cette élection politique de la mélodie du final a été confirmée par les Républiques suivantes qui l’ont inscrite au programme des classes françaises élémentaires, puis des classes de collèges – lors de l’apprentissage de la flûte à bec.
Chacune de ces utilisations, directement ou insidieusement politiques, a été accompagnée par des retouches de la partition pour obtenir l’effet escompté, en particulier le renforcement des vents au détriment des cordes pour pour accentuer la dimension grandiose et solennelle.
Parmi ces multiples instrumentations, l’une est particulièrement paradoxale: la mélodie du final a été érigé en hymne national par la Rhodésie (Zimbabwe actuel), en 1974, alors qu’elle avait adopté un régime d’apartheid. L’objectif visé était de se démarquer de l’hymne britannique, God save the Queen, symbole de la domination coloniale.

Une autre instrumentalisation curieuse se retrouve dans le fait que l’Europe, en quête d’une nouvelle forme d’unité politique, demanda à Herbert von Karajan (qui avait adhéré au nazisme), en 1972, un arrangement de l’Hymne à la Joie. Cette version est devenue l’hymne européen à la suite de l’assentiment du Conseil de l’Europe, puis de l’Union Européenne où, depuis 1995, avec le drapeau bleu à étoiles dorées, il est devenu le symbole nouveau de l’identité collective.
Mais ce n’est pas tout. De manière tout à fait surprenante pour les Occidentaux, la Neuvième Symphonie est indispensable aux japonais comme rite de passage à la fin de chaque année. Depuis 1947, toutes les chorales locales, dès la fin de l’été, en préparent l’exécution prévue pour le mois de décembre accompagnée par un orchestre itinérant. Le Japon est devenu le « pays de la Neuvième » en conférant à cette œuvre la fonction sacrale d’une messe laïque symbolisant l’attitude pacifiste et anti-impérialiste de son peuple. Depuis 1983, à Osaka, on présente une Neuvième monumentale, représentation symbolique des ces « Milionen » d’individus évoqués par les paroles. Chacun est invité à partager fraternellement le « baiser au monde entier ». C’est ainsi que le chef à l’origine de cette entreprise, Yamamoto, s’est retrouvé à la tête d’un orchestre de 212 musiciens issus de trois orchestres professionnels de la région et de 10 000 choristes (!) rassemblés dans un grand stade.
Ces différentes formes d’utilisation politique de la symphonie de Beethoven depuis le milieu du XIXème siècle procèdent de la nature et de la structure de l’œuvre patiemment élaborée par le compositeur durant de longues années. Avec son final dédoublé en une partie instrumentale suivie d’une partie vocale, et ses trois autres mouvements, est une grande mise en scène du parcours initiatique de l’humanité selon les vues du compositeur. L’équivalent d’une messe laïque (on reconnaît d’ailleurs dans la monumentale Missa solemnis de 1823 non seulement des ébauches de la Neuvième, mais aussi les limites du texte liturgique trop peu explicite pour l’idéal de l’artiste) exécutable en toutes circonstances. N’oublions pas que Beethoven était l’héritier des musique révolutionnaires chargées de diffuser un message politique de liberté. L’histoire de la dédicace de « l’Héroïque » en témoigne et il semble que le fameux thème fatidique de la cinquième eut été fort en usage dans les chants révolutionnaires français influençant ainsi le compositeur. Liberté, égalité et fraternité sont donc présents partout chez Beethoven sous la forme des hymnes dont celui de la Neuvième est le plus célèbre et emblématique. Il a composé une œuvre qui condense l’histoire de la musique tant dans ses formes que dans ses pouvoirs émotionnels et politiques. Une œuvre qui se veut la synthèse du monde et de l’humanité.
Ainsi, après le drame intense et profond de l’homme mis en acte par les trois premiers mouvements, comme dans de nombreuses autres œuvres, le final renoue avec les structures vocales de la musique ancienne sacrée. Le style responsorial, tel qu’on le nomme, se forme d’un verset énoncé par le psalmiste auquel succède une réponse des fidèles. Naît ainsi une forme religieuse hymnique, chant collectif d’adoration d’une divinité. Cette dernière prend des allures politiques qui peuvent alors dériver vers le symbole d’une organisation étatique, d’une société où le remplaçant de Dieu (le dictateur, par exemple) devient dieu, lui aussi, sous le signe (illusoire) de la joie, bref, le contraire des desseins de Beethoven!

Hymne à la Joie comme Beethoven l’a écrit pour les hautbois dans sa partition
Ce tour de force, audacieuse prise de position politique de Beethoven qui anticipa sur la vision de ses contemporains en leur proposant une égalité sous forme de lien social garanti par un pouvoir politico-religieux (cet extrait de l’Ode à la Joie de Schiller: « Un père bienveillant doit exister au dessus des cieux ») récupéré bien souvent, et de diverses manières par des pouvoirs politiques de nature opposées. C’est que l’Hymne à la Joie bouleverse, comme ce devrait être le cas de tous les hymnes, tous les publics et ce sous toutes ses formes, que ce soit la flûte à bec de l’enfant ou les arrangements pour piano de Franz Liszt, la fanfare locale ou encore la version originale. L’effet produit ressemble à une libération teinté d’exaltation intérieure.

Finalement, la Neuvième symphonie est devenue la métaphore de la musique classique occidentale: une liberté en acte, dans sa dimension personnelle et politique, chèrement conquise qui procède de l’élaboration de ce plaisir de chanter, cette jubilation de laisser sa voix se répandre dans l’espace, de jouer avec les sons et avec les timbres, de danser et de, enfin, sentir l’énergie soulever son corps et son esprit devenu soudain d’une légèreté inespérée. Quel pouvoir extraordinaire possède la musique!