L’iconographie musicale est une extraordinaire source de documentation pour les musicologues et les musiciens. Il est bien connu que les représentations d’instruments de musique permettent une bonne connaissance, non seulement de la forme et des propriétés physiques des instruments, mais aussi de la manière dont on pouvait les jouer. Finalement, il ne leur manque que la parole pour qu’on puisse les entendre.
Si l’histoire de bon nombre d’instruments est bien connue, pour les plus anciens, l’iconographie, quel que soit le support, est parfois la seule source permettant la reconstruction d’un prototype et la seule façon d’imaginer la manière dont on pouvait en jouer. Ainsi de ces fameuses images qui témoignent de l’aulos double de l’antiquité grecque.
Bien souvent, l’artiste a représenté avec une fidélité remarquable l’instrument et sa tenue. Observons, un exemple parmi des milliers, ce portrait rococo de Jean-Marc Nattier (1685-1766) représentant Mademoiselle de Beaujolais (1731), sœur du Duc de Bourbon.
Au XVIIIème siècle, la guitare était un instrument particulièrement apprécié dans les salons. Les dames de la bonne société se devaient d’en jouer et aimaient se faire représenter en taquinant la muse. Les œuvres de compositeurs tels que Robert de Visée (v. 1650-1665 – après 1732) témoignent de cet engouement extraordinaire. Un rapide coup d’œil au tableau nous indique le souci du peintre de représenter un paysage et une architecture crédibles. Si le visage semble lui aussi fidèle, il évite un académisme paralysant. Ainsi Mademoiselle de Beaujolais porte une coiffure simple, celle de tous les jours. Et si sa robe mélange le rouge vif et le noir profond, c’est, sans doute, pour mieux mettre en évidence la blancheur de sa peau, signe de grande distinction. Portrait simple donc. Pourtant, la mise en scène garde son aspect allégorique et même mythologique. Nattier était un spécialiste de cette manière purement rococo. Un petit amour ailé, au visage mièvre et pur, feuillette ce que nous identifions comme une partition bien qu’aucune note ou tablature (la guitare était souvent écrite sous forme de tablature qui indiquait la position des doigts sur le manche de l’instrument) ne soit visible. Les fleurs de lys qui ornent le coussin posé à droite rappellent cependant que la jeune femme, fille du Régent de France, fille de Philippe d’Orléans, appartient au proche entourage royal.
La guitare représentée est d’un grand raffinement. Elle possède encore les cinq chœurs (doubles cordes) et est richement garnie de bandes latérales probablement en écaille de tortue. Mieux, en observant le modèle de chevillier avec ses incrustations alternées d’ivoire et d’ébène, on imagine que l’instrument a pu sortir des ateliers d’un des plus grands luthiers de la dynastie des Voboam, en activité à Paris dès le milieu du XVIIème siècle.
Guitare Alexandre-Nicolas Voboam (1670)
Une telle fidélité laisse sans voix. On peut alors déduire que les positions des mains témoignent de la même exactitude. On peut donc en déduire quelques informations sur la technique de jeu au XVIIIème siècle. Tenue de l’instrument tout près du corps, éclisses inférieures déposées sur le haut de la jambe droite, instrument légèrement incliné vers le bas, main droite utilisant l’opposition du pouce face aux autres doigts, absence d’utilisation de l’auriculaire et alternance entre le majeur et l’index évidente. La main gauche est bien placée dans le prolongement du bras, pouce à l’arrière et les quatre autres doigts actifs. Jouant une harmonie en « barré » de l’index, il est tout à fait possible, avec un zoom sur la position, de définir les notes qu’elle est en train de jouer. Tout cela semble correspondre parfaitement à ce que l’on sait par les traités et les préfaces des œuvres éditées du jeu de l’instrument à cette époque. La peinture en est donc une éclatante confirmation.
Mais prenons garde de ne pas nous laisser abuser par l’art des peintres et des sculpteurs. Ils peuvent, bien souvent, ne tenir aucun compte de la réalité de l’instrument ou du jeu. Un observateur pourrait être aisément abusé par cette merveilleuse œuvre d’Édouard Manet, Le Chanteur espagnol (1860).
Pour son œuvre, le peintre s’est inspiré des deux guitaristes espagnols qui triomphaient alors à Paris, Huerta et Bosch. Originaire de Catalogne et ami du compositeur Charles Gounod, ce dernier participait aux soirées musicales organisées par madame Manet dans sa maison parisienne. Il faut dire qu’à cette époque, la culture et le folklore ibériques suscitaient dans toute la France un véritable enthousiasme qui sembla encore se renforcer avec le mariage entre Napoléon III et Eugénie de Montijo. Manet avait toujours eu une véritable vénération pour Goya et pour l’art espagnol du XVIIème siècle. Certains détails pittoresques comme le mouchoir blanc, la cruche brisée à côté des oignons semblent évoquer la peinture de Murillo ou de Velasquez.
À l’observation de l’instrument, on découvre l’évolution par rapport à la guitare classique détaillée ci-dessus. La guitare romantique a perdu ses cordes doubles et est munie de six cordes simples accordées comme l’instrument actuel. Elle est moins décorée et semble posséder une caisse de résonnance plus large (donc plus sonore) que son ancêtre. Jusque là, tout va bien. Mais si on continue à déduire des informations de cette œuvre, on arrive rapidement à des contresens graves. On voit d’abord que le musicien est gaucher et tient sa guitare à l’envers. Les cordes, qui n’ont pas été inversées (on voit distinctement que la corde la plus épaisse, donc la plus grave, est en bas) et le haut du manche avec ses frettes décroissantes témoignent de l’aspect inhabituel de ce jeu. Pas question, ici, de déduire les notes jouées. Pourtant on voit que en surélevant la jambe droite (qui devrait être la gauche pour un droitier… vous me suivez ?), il adopte une posture moderne, l’inclinaison de la guitare se faisant vers le haut pour mieux « envoyer » le son au loin.
Guitare romantique
Il semble que, malgré sa source d’inspiration, Manet ne représente pas le vrai guitariste espagnol, mais un modèle qui pose et ne sait pas jouer de cet instrument. Pendant qu’il peignait le tableau, on raconte que le peintre s’était parfaitement rendu compte qu’il avait représenté un joueur gaucher avec une guitare prévue pour être utilisée par un droitier.
Affaire réglée donc ! Mais que dire de ceci ?
Jimmy Hendrix
La photographie nous montre également un guitariste, et non des moindres, Jimmy Hendrix (1942-1970), le plus célèbre des guitaristes gauchers, jouant, lui aussi avec une guitare de droitier ! Pourtant, ici, pas de doute, il jouait vraiment dans cette position et avait inventé une technique qui lui était propre. Le jeu de Hendrix constitue donc une exception et personne ne pourrait tirer du jeu de ce génie de la guitare, des informations valables pour tous les guitaristes.
Je ne sais pas si le musicien espagnol était gaucher ou droitier. Finalement cela n’a aucune importance, mais lorsqu’on veut étudier l’iconographie musicale et en tirer des conclusions, mieux vaut faire appel à son esprit critique et consulter de nombreuses sources. Imaginez qu’il ne resterait rien de notre civilisation sauf cette peinture de Manet et une photo de Jimmy Hendrix, on en tirerait des conclusions complètement erronées sur le jeu de la guitare. Mais si ces remarques sont valables pour le jeu des instruments, elles le sont également pour tous les aspects de la vie humaine, médecine, société, politique,… aux conséquences bien plus graves. Vigilance donc ! Évitons de nous fourvoyer !