Kurt Sanderling

Il aurait eu un siècle s’il avait vécu encore un an. Le tout grand chef d’orchestre allemand Kurt Sanderling s’est éteint le 18 septembre. Ce fut l’un des plus grands chefs de son temps. Il fut également le témoin et un acteur de la musique de l’est dans son époque la plus troublée. Fin connaisseur de la musique de Chostakovitch, sa lecture de ses symphonies est sans concession. La vérité du propos éclate véritablement à nos oreilles et tranche avec une certaine manière un peu adoucie adoptée par des chefs moins impliqués dans le propos du grand compositeur soviétique.

 

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Il était né le 19 septembre 1912 et avait fui l’Allemagne en 1936 pour échapper à la persécution des juifs par le régime nazi. Réfugié en Union Soviétique, il devient l’assistant d’Evgeni Mravinski à l’orchestre philharmonique de Leningrad. Il connaît parfaitement le monde musical de la Russie stalinienne et fréquente Chostakovitch avec qui il se lie d’amitié. En 1960, il retourne en Allemagne et s’installe à Berlin-Est où il prend la direction du l’Orchestre symphonique. Il dirige alors tous les grands orchestres du monde et se produit avec les plus grands solistes (de Sviatoslav Richter et Emil Gilels à Hélène Grimaud!). Il aborde les répertoires les plus variés mais possède un faible pour Mahler, Sibelius et Chostakovitch, ce qui ne l’empêche pas de nous offrir l’une des plus belles interprétations des Concertos pour piano de Beethoven avec la pianiste japonaise Mistuko Ushida.

 

 

Avec cet orchestre, il enregistre ses meilleurs disques parmi lesquels une intégrale magnifique des symphonies de Sibelius et cinq symphonies de Chostakovitch. Après la chute du Mur de Berlin, il prend la direction de l’Orchestre de Stuttgart. Infatigable, il dirige jusqu’en 2002, il a alors 90 ans !

 

 

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Voici sa vision du propos de Chostakovitch, lors d’un entretien avec Robert Parienté :

« En haut lieu, on a reproché à Chostakovitch d’écrire une musique contraire à l’esprit et aux normes du réalisme socialiste. En fait, son cas est plus complexe que cela : aucune autre musique ne peut être comparée à la sienne ; c’est une œuvre du temps imprégnée de la tragédie que vivait l’humanité. Il a été une victime du pouvoir avant et après la guerre. Mais comme il avait acquis une grande notoriété, on a voulu l’utiliser comme porte-drapeau du régime ; on lui a fait faire en quelque sorte de la publicité, de la propagande. Il n’en était pas dupe. Les dirigeants de l’époque le craignaient, car ils ne comprenaient pas sa musique ; ils devinaient qu’elle avait un contenu critique, mais ils ne pouvaient déterminer sa réelle signification.

Les symphonies de Chostakovitch, souvent grandioses et véhémentes, pouvaient paraître ambiguës. En réalité, elles dénonçaient la répression qui sévissait en Union soviétique contre ceux qui étaient soupçonnés d’être des opposants à Staline. La plupart des gens n’ont pas réellement compris le contenu de son message musical. Pourtant, quand on créait ses œuvres – j’ai assisté aux premières des Huitième, Neuvième et Dixième Symphonies à Leningrad – c’était aussi un événement politique.

 

 

En musique, il est plus facile qu’en littérature de faire passer un message en masquant sa signification. Soljenitsyne a été exclu de la communauté soviétique parce qu’il n’y avait pas le moindre doute sur son attitude d’intellectuel insurgé : sa mise au pas et son expulsion montrent d’ailleurs à quel point les citoyens soviétiques ont pu être moralement écrasés par le système. On trouve ce même refus de l’oppression dans les compositions de Chostakovitch. Ces censeurs lui ont souvent demandé : « Qu’avez-vous voulu dire ? Quels mots mettriez-vous sur vos partitions ? » Il répondait toujours d’une manière évasive, sans dévoiler le fond de sa pensée.

Sa Huitième Symphonie est pour moi la plus claire de ses œuvres : elle exprime l’idée que, dans le monde concret, il n’y a plus d’échappatoire, que la vie n’a plus de signification, car elle n’a pas d’avenir. S’il avait mis ce concept en paroles, il aurait signé sa condamnation à mort. C’est la raison pour laquelle il indiqua que cette symphonie dépeignait les horreurs de la guerre. Mais ce n’était pas vrai. En fait, il laissait libre cours à l’imagination de chacun ».

(Robert Parienté, La symphonie des chefs, entretiens avec 70 maestros, Paris, Éd. De La Martinière, 2004, pp. 470-471.)