L’éternelle quête… (2)

« Conscient de la valeur de son œuvre, Scriabine avait accepté le fiasco de la création du Poème de l’extase à New York avec une complète indifférence. Consacrant désormais tous ses efforts à la réorganisation complète de son univers sonore, il s’était attaché à la plier au but qu’il cherchait à atteindre : la création d’une œuvre d’art total, magique, appelée à conduire ses participants à l’extase collective et à susciter leurs transformations spirituelles » (KELKEL, M. Alexandre Scriabine, Ed. Fayard, Paris, 1999, page 150).

 

Kelkel, Scriabine

 

Cet état d’esprit, marquant la dernière période du compositeur, généra dès 1909 son ultime œuvre symphonique, Prométhée ou le poème du feu op. 60. Conçue pour un immense orchestre et un clavier à lumières, la pièce d’une demi-heure se voulait le symbole de l’art total, alliance des plus subtiles passerelles entre les arts. Musicalement parlant, l’œuvre échappe à la tonalité et construit son propre réseau de rapports de sons. L’accord « synthétique » par étagement de quartes, symbolise la maxime « Tout est dans tout », si chère à Scriabine et le mène à un état fusionnel entre l’homme et l’univers.

Accord synthétique de Scriabine

Accord synthétique de Scriabine

 

Ce sont essentiellement des œuvres pianistiques qui marquent cette période. Bien que l’Enigme op. 52, deuxième moment des trois pièces de 1907 et Désir op. 57, remarquable par l’économie des moyens mis en œuvre, se rattachent encore à l’esthétique du Poème de l’Extase, les deux Poèmes de l’op. 69 (1913) s’inscrivent nettement dans la pensée ultime du compositeur par leur tendance contemplative. Masque, op. 63, est le premier des deux poèmes de 1911. La monotonie de la pièce semble figer une cellule musicale tournoyante inexpressive à l’image d’un masque de plâtre blanc. En 1912, Scriabine termine sa septième sonate op. 64, sa préférée. Son langage annule définitivement la hiérarchie entre les sons et procède par étagement de sons, de mélodies et de rythmes d’une rare complexité. Afin d’aider l’interprète, de nombreuses indications jalonnent la partition (par ex. « menaçant, avec une céleste volupté,…). Sept motifs constituent le matériau de cette sonate en un seul mouvement sous-titrée « Messe blanche » par la compositeur. Elle générait, selon lui, une joie originelle plus forte encore que celle de son Prométhée, annonçant l’œuvre « définitive » que devait être le Mystère.

 

Scriabine en 1914

 

La dénomination de « Messe Noire » pour la neuvième sonate op. 68 (1913) n’est pas de l’auteur lui-même. Son caractère sombre et le poids émotionnel pesant de chaque note l’avaient fait comparer à « l’atmosphère ressentie par un rêveur, assailli par des forces démoniaques au cours d’un cauchemar » (KELKEL, M. Alexandre Scriabine, Ed. Fayard, Paris, 1999, page 282). En un seul mouvement, cette pièce garde la structure d’une forme sonate à cinq thèmes tour à tour légendaire, funèbre, mystérieusement murmuré, en fusées de trilles et doucement empoisonnée. Le développement pousse les motifs au dramatisme extrême, avant de se terminer pianissimo dans les sonorités graves, symbole du renoncement et de l’abandon.

 

 

Personnage singulier, animé d’un mysticisme tout personnel, Alexandre Scriabine n’en est pas moins un fulgurant génie repoussant tout au long de son existence les limites de la musique et de la technique pianistique. Fusion complète de l’homme, de l’instrument et des sens, il retrouve de manière originale la dimension sublime que l’on accorde à la musique depuis la nuit des temps. L’interprète habité de cette philosophie ressent l’essence du monde, de la vie et de la mort (de l’au-delà). C’est lui qui dans cette extase unique peut communiquer aux auditeurs médusés une vision intemporelle de l’univers.