Super-audition

Pour tenter de bien comprendre une musique, il est important de savoir comment elle a été conçue : en rejoignant les méthodes du compositeur, on saisit avec plus d’exactitude la dimension de son message. C’est bien le but de toute ma démarche, me rapprocher le plus possible de l’esprit de l’œuvre pour assimiler son message et trouver sa résonnance dans la vision du monde que nous avons aujourd’hui. Cette démarche est l’écoute active. Dans le cas précis de la musique de Mozart, cela correspond à un nouvel apprentissage, tant sa façon de composer est originale.

Doué d’une mémoire hors du commun, Mozart était capable de recopier des pièces de musiques importantes après les avoir entendues une seule fois ! Les anecdotes ne manquent pas comme… à la Chapelle Sixtine, où, encore enfant, il mémorise d’un coup le Miserere d’Allegri ou lorsqu’il écrit à son père (en 1778) au sujet de la Symphonie concertante (K. 279b) composée à Paris pour Le Gros que le commanditaire croit l’avoir pour lui tout seul mais qu’il se trompe bien car le compositeur l’a dans sa tête et la recopiera à son retour à Salzbourg (soit plus de six mois après la composition !). Il ne manquera d’ailleurs pas de le faire, saisissant l’occasion pour arranger certains passages plus à son goût et sans obéir à des contraintes de disponibilité de musiciens. Encore plus tard, à Vienne, il assimilera en quelques heures les Préludes et fugues du premier livre du Clavier bien tempéré de Bach!

 

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Elle nous octroie notre identité, notre histoire, nos émotions et nos souvenirs : c’est la mémoire et ses multiples processus et qualités.


Cette aptitude à se souvenir d’œuvres entières, il l’emploie tout naturellement dans la composition. Le travail semble se faire en deux temps. D’abord Mozart rassemble des idées : thèmes, principes formels, instruments, tonalités, enchainements harmoniques, …sans la moindre esquisse écrite. Il faut dire qu’il possède en permanence dans sa mémoire et sans jamais les avoir notées une quantité énorme d’idées qui peuvent être utilisées à tout moment. Cela laisse songeur sur le nombre des idées que Mozart avait encore en tête au moment de sa mort, idées qui n’ont jamais été exploitées, idées qui, en se combinant à de nouvelles, auraient sans doute offert d’innombrables autres chefs-d’œuvre. Mais cette particularité enlève bien du poids à la théorie qui veut que les œuvres de commande soient de moindre qualité parce qu’elles auraient été composées dans la précipitation. Elles sont de même facture sauf si, volontairement, Mozart décidait de temps à autre à purger son cerveau d’idées de moindre valeur lors de ces travaux alimentaires, ce qui est loin d’être sûr.

Le second temps est celui de la mise en ordre des idées évoquées ci-dessus. Sa mémoire lui permet d’avoir toutes ses idées directement présentes à l’esprit et de conserver, pendant toute la rédaction, une image totale de l’œuvre. Il écrit sa musique comme s’il avait devant lui un immense tableau sur lequel toutes les idées se trouvaient déjà. Cela explique pourquoi on ne trouve guère de ratures dans les manuscrits de Mozart.

Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir eu cette méthode de travail. Goethe et Freud en sont des exemples notoires. Freud avait déclaré, alors qu’on lui demandait s’il lui était facile d’écrire : « Non, car je n’écris généralement pas avant que mon sujet soit mûr et que je sente une réelle compulsion à m’exprimer ». C’est exactement le même processus que Mozart a suivi dans ses œuvres majeures.

 

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Mozart en 1789


Un souvenir de Rochlitz, dans lequel il cite, paraît-il, directement Mozart, nous permet de mieux comprendre cette façon de créer. Après avoir expliqué quand naissent les idées, Mozart ajoute : « Je garde en tête celles qui me plaisent le mieux et je me les fredonne. Et je m’y attache. Peu à peu m’apparaît la façon de m’y prendre pour faire un bon pâté de ces froments, suivant les exigences contrepointiques ou le timbre des instruments, etc. Mon cerveau s’enflamme, surtout si l’on ne me dérange pas. Tout grandit, je les développe de plus en plus, toujours plus clairement. L’œuvre est alors achevée dans mon crâne, ou vraiment tout comme, même si c’est un long morceau, et je peux embrasser le tout d’un coup d’œil comme un tableau ou une statue. Dans mon imagination, je n’entends pas l’œuvre dans son déroulement, comme cela doit se succéder, mais je la tiens tout d’un bloc pour ainsi dire. Là, c’est un délice ! L’invention, l’élaboration, cela ne se fait en moi que comme un rêve magnifique et grandiose, mais quand j’en arrive à super-entendre ainsi la totalité assemblée, c’est le meilleur moment ». (Rochlitz, J.F., Für Freunde der Tonkunst, Leipzig, 1824, d’après le livre d’un des premiers biographes de Mozart : Niemtschek, F., Leben des K. K. Kapellmeisters Wolfgang Gottlieb Mozart, Prague, 1798)


… Et il ne reste plus qu’à l’écrire, à la recopier sur papier ! C’est ainsi que Milos Forman, dans son célèbre film Amadeus, peut faire dire à Mozart s’adressant à Schikaneder le commanditaire de la Flûte enchantée que l’œuvre est terminée… dans sa tête même si les notes ne sont pas encore écrites. C’est aussi ainsi que la production mozartienne est abondante, d’une facture assez égale et parfaitement organisée. J’aime l’image du tableau qui permet, dans une vision spatiale de la musique, d’en organiser les parties et les proportions en ne cessant jamais de visualiser le tout. Prouesse ? Certes, mais surtout organisation particulière de la pensée. C’est comme si soudain, au cœur même de la pensée de Mozart, et pour reprendre la tirade wagnérienne, le temps était devenu espace.