Merci Maître…

Il y a des interprètes qui vous accompagnent pendant toute votre vie. Ils vous attrapent, vous happent et vous emmènent dans leur voyage… qui est aussi le vôtre, ils déploient en vous de véritables sortilèges. En les écoutant, vous avez l’impression de comprendre les musiques les plus complexes, vous ressentez chacune de leurs phrase avec force et vous vous dites que, décidément, il n’y a pas d’alternative à leur vision d’une œuvre. L’évidence est là et elle s’impose avec force à votre être tout entier.

Je vous avoue que ces interprètes sont rares et que mon esprit critique m’oblige toujours à envisager plusieurs, que dis-je, de nombreuses optiques d’une même œuvre… afin de me faire in fine, intérieurement, ma version, mon interprétation. Il se fait pourtant que je reviens bien souvent à certains musiciens qui, sans doute, doivent correspondre à mon tempérament, à ma sensibilité. C’était le cas du formidable violoncelliste et professeur d’origine hongroise Janos Starker qui vient de nous quitter à l’âge vénérable de 89 ans. Personnellement, je l’ai toujours considéré comme le plus grand des violoncellistes de notre époque et je me souviens aujourd’hui avec émotion du nombre de fois que, dans mon métier de disquaire à la Fnac, j’ai conseillé ses enregistrements, en particulier ses Six Suites pour violoncelle de JS Bach enregistrées pour le label MERCURY. Voici un résumé de sa biographie telle qu’on la trouve sur Wikipédia :

« János Starker, né le 5 juillet 1924 à Budapest et mort le 28 avril 2013, est un violoncelliste et pédagogue hongrois, devenu citoyen américain en 1954.

Il débute le violoncelle à l’âge de six ans. Après avoir suivi des cours à la prestigieuse Académie de musique Franz-Liszt de Budapest, où travaille Bartók, il rejoint l’orchestre philharmonique et l’orchestre de l’Opéra de Budapest, où il devient premier violoncelle. Durant la Seconde Guerre mondiale, il survit, mais voit presque tous les siens exterminés au cours de la Shoah.

En 1948, il part pour les États-Unis, où il jouera dans diverses formations : l’Orchestre symphonique de Dallas, l’orchestre du Metropolitan Opera, puis l’Orchestre symphonique de Chicago.

Depuis 1958, il est professeur à l’école de musique de l’Université d’Indiana, à Bloomington. C’est un ami du pianiste György Sebök, qui enseigne également dans la même école. Il donne, de temps en temps, des master-classes un peu partout dans le monde.

Sous sa réputation d’homme glacial — il se définit lui-même comme « celui dont la flamme intérieure gèle l’air autour de lui » — se cache un virtuose d’exception, d’une grande sensibilité, considéré comme l’un des plus grands artistes de son temps dans sa spécialité.

Il a joué entre 1950 et 1965 le Stradivarius « Lord Aylesford », le plus grand des violoncelles construits par le luthier. Depuis 1965, il jouait sur un Matteo Gofriller

En 1998, il reçoit un Grammy Award pour son interprétation des Suites pour violoncelle seul n° 1 à 6, de Bach ».

Cette froide esquisse biographique ne dit pas assez sa perfection technique, sa maîtrise du langage musical, cette conscience profonde de l’importance de la maîtrise de geste dans l’expression musicale, ce que les anciens grecs nommaient « beau et bon », cette manière de considérer que le beau geste, celui qui était profondément senti, amenait inévitablement la juste expression. Car j’ai appris beaucoup de lui. Certes je jouais d’un autre instrument, mais sa totale maîtrise des mouvements et des déplacements m’a fait comprendre les principes de base de la technique de tous les instruments. Starker, c’était aussi la sonorité, formidable, ample et chaude. C’était un phrasé unique et si proche de la rhétorique. Il pouvait varier à l’infini ses sonorités, ses nuances et ses coups d’archets. Sa formidable Sonate de Kodaly n’a jamais été égalée.

Je me souviens de certains puristes qui m’objectaient que Starker appartenait à l’ancienne école, qu’il était obsolète et « vieux jeu ». Ils me disaient que les suites de Bach valaient beaucoup plus sous les doigts des baroqueux. Je m’insurgeais toujours en posant cette question : « Quand vous écoutez les Suites de Bach, que cherchez-vous ? La vérité historique ou l’émotion du chant de l’âme? » Ce chant de l’âme, c’était celui de cet homme, certes discret, à l’écart des grands événements de son siècle, mais c’était surtout  celui qui avait cherché en lui-même, dans l’adversité d’une Hongrie pas toujours irréprochable, l’essence de l’Homme, la profondeur expressive. Il faisait sonner son violoncelle comme aucun n’y arrivait. Il chantait de cette extraordianire voix (y a-t-il un instrument plus proche de la voix humaine que le violoncelle) un écho formidable de l’âme humaine. Pour tout cela, merci, mille fois merci, Maestro !