Motif conducteur

Année Richard Wagner oblige, je me plonge depuis quelques temps déjà dans un énorme travail qui va m’occuper tout l’été. En effet, le Cercle belge francophone Richard Wagner m’a fait l’honneur de me charger de rédiger les textes qui illustreront le numéro spécial de la revue anniversaire. Lourde tâche, vu l’abondance des écrits spécialisés en la matière, que je veux mener avec mon esprit didactique et pédagogique. Car je suis persuadé que le propos de Wagner, est accessible à tous les publics qui désirent découvrir dans l’œuvre du Maître de Bayreuth une musique sublime et une pensée profonde.

Ces travaux littéraires sont précédés, ces prochaines semaines par plusieurs exposés sur le sujet. Le premier aura lieu à l’Orchestre philharmonique royal de Liège dans le cadre de l’interprétation d’extraits symphoniques du Ring. Une séance spéciale de la série « Écouter la musique », en compagnie de Christian Arming et de Jean-Pierre Rousseau y sera consacrée le mercredi 15 mai à 18H30 au Foyer E. Ysaye. Dès le lendemain, je donnerai à la Fnac de Liège une conférence portrait : « Wagner, quand le temps devient espace », puis le 1er juin, je donnerai une conférence consacrée à l’opéra romantique par excellence du compositeur, Lohengrin au Cercle Wagner à Anderlecht.

Lorsqu’on évoque la musique de Richard Wagner, on pense immédiatement au terme, encore souvent nimbé de mystère, « Leitmotiv ». Voici donc quelques réflexions sur un sujet qu’il nous faut apprendre à nuancer pour l’utiliser correctement. Je crois que la matière est vaste et qu’elle peut vous occuper tout le week-end… !

Le mot allemand, apparu vers 1860, se traduit par « motif conducteur ». Dans son utilisation musicale, il nomme un thème qui revient régulièrement au cours d’une œuvre. Les dictionnaires ajoutent en outre que « Les personnages des drames lyriques de Richard Wagner sont en général caractérisés par un leitmotiv » (Wikitionnaire). Si l’allusion au compositeur est évidente, le mot a dépassé son usage musical pour désigner également une phrase ou un slogan qui revient régulièrement, d’une façon symbolique, dans un discours oral ou écrit.


Parsifal 2

Début de Parsifal et grand leitmotiv, partie des cordes


C’est bien la première définition qui m’intéresse ici, même si l’analogie avec le discours mériterait à elle seule un article détaillé, voire une conférence. L’acte de naissance du terme semble venir de l’ouvrage de F.W. Jähns sur la vie et l’œuvre de Weber avant de désigner les thèmes analysés des opéras de Wagner. On sait en outre que Richard Wagner n’utilisait pas ce mot régulièrement et qu’il lui préférait les termes de Grundthema ou Grundmotiv (thème, motif fondamental).

D’abord, il ne faut pas confondre thème et leitmotiv. Le premier est une phrase musicale articulée qui sert les nombreuses formes de la musique. Le leitmotiv n’est pas nécessairement une phrase. Souvent, il est une simple cellule rythmique, mélodique et harmonique significative par référence à un personnage, un sentiment ou un objet. Pour devenir signifiant, le leitmotiv procède à l’utilisation de réminiscences musicales et d’associations sémantiques, bref, à la mise en œuvre d’une rhétorique. Pas étonnant que ce soit dans l’opéra qu’il trouve ses plus grandes applications.

Attention cependant à ne pas croire que seul l’opéra l’utilise. On peut d’ailleurs rapprocher la fameuse « idée fixe » de la symphonie fantastique de Berlioz  d’un leitmotiv. En effet l’une de ses plus géniales caractéristiques est de s’adapter aux divers environnements que proposent les œuvres.

Idee fixe Berlioz

L’idée n’est dite fixe par Berlioz que parce qu’elle se présente comme la personnification de la bien aimée. A y regarder de près, chaque contexte sémantique et musical en modifie l’apparition et la morphologie en en faisant, en conséquence, un organisme vivant. Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. La cellule musicale est vivante. Elle subit donc des transformations au cours du temps, comme tout ce qui est soumis au temps. Elle peut même devenir presque méconnaissable. L’analyse permettra d’y déceler la « carte génétique » qui confirme sa relation avec le modèle premier.

C’est bien cet élément qui me fascine depuis longtemps, qui m’a amené à étudier le phénomène et à en proposer une conférence. Vous connaissez mes préoccupations pour les rapports entre temps et musique. Vous comprendrez alors que le leitmotiv représente un organisme dans le temps. S’il participe au temps de l’œuvre, il en subit de plein fouet l’évolution. Il sera le plus fort s’il parvient au terme de l’œuvre plus ou moins intact. La plupart du temps sa structure musicale est construite pour lui permettre une évolution, un développement et des altérations. Il peut même se combiner avec d’autres leitmotivs pour en engendrer de nouveaux et, ainsi échapper à l’aspect inévitablement mortifère du temps. N’est-ce pas là une belle imitation de la nature…humaine ?

Si on remonte dans l’histoire de la musique, on rencontre l’ancêtre du leitmotiv dans la rhétorique musicale qui utilise des procédés codifiés pour désigner les mêmes choses (par exemple la Catabase chromatique descendante pour évoquer la mort). Mieux que ces motifs téléguidés par un sens littéraire extérieur, certains intervalles musicaux ont une fonction remarquable due à la répartition des consonances et dissonances. L’accord de septième diminuée, très dissonant, sera utilisé pendant toute l’ère tonale pour symboliser le méchant, la souffrance, l’horreur, …

Les opéras de Mozart, en utilisant encore largement cette rhétorique, en développent un usage particulier. Attribuer une mélodie et un rythme à un personnage est l’une des grandes prouesses de Don Giovanni et de Cosi fan tutte. Dans ce dernier, l’ouverture fait entendre un motif dont on ne comprend le sens, qui justifie le titre même de l’opéra, qu’une fois qu’il a été chanté par Don Alfonso (« Cosi fan tutte », « Ainsi font-elles toutes »).

Cosi fan tutte

 

Dans le célèbre Don Giovanni, les motifs de l’ouverture se retrouvent dans la scène du cimetière à l’autre bout de l’œuvre. Ce ne sont pas encore de vrais leitmotivs mais déjà ces thèmes confèrent à l’œuvre son unité. J’ai lu que Grétry et Méhul en font usage aussi, mais je n’ai pas pu le vérifier dans le texte….

Le romantisme et sa recherche de plus en plus pointue d’une adéquation entre mot et musique va développer ce procédé. Il est en effet conforme à la pensée romantique et à la naissance de l’idée de transformation. Des ouvrages comme « La métamorphose des végétaux » de Goethe (1749-1832) déclarent : « Toute personne qui observe un tant soit peu la croissance des végétaux remarquera aisément que certaines parties externes de ceux-ci se transforment parfois et passent tantôt entièrement, tantôt plus ou moins, à la forme des parties les plus proches ». Dans le même esprit, le leitmotiv se transforme en partie ou totalement. Les œuvres de Giacomo Meyerbeer influenceront considérablement Richard Wagner.

Outre cette idée de métamorphose, les philosophes du début du siècle développent une vision particulière de la fonction musicale. Schopenhauer ressent le monde des sons comme la passerelle que nous pouvons utiliser de notre vivant pour communiquer avec les concepts purs et les archétypes (il n’emploie pas ce mot là) enfouis au fond de nous. La musique peut, en conséquence exprimer la quintessence du monde. Les compositeurs, investis d’une telle mission, redoubleront d’énergie pour rendre leurs procédés musicaux essentiels. L’apparition des leitmotivs coïncide avec cette pensée. Ils se formulent de manière brève et sont censés représenter le fondement d’une émotion (amour, haine, …), d’une entité naturelle (la nature, la forêt, le Rhin,…), d’une vision du monde (destin, mort, espace, univers …) ou de la psychologie d’un personnage.

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer

Un dernier élément qui est, à mon sens, la conséquence des deux premiers tente de donner à la musique l’image du temps. Ces micro-organismes que sont les leitmotivs sont appelés à vivre dans le temps de l’œuvre. Ils se transforment donc et subissent l’altération du temps. Ils se comportent en plusieurs familles. Les « immuables », qui subissent le moins de transformations et restent reconnaissables tout au long de l’œuvre, Ce sont les éléments fondamentaux de l’univers. Viennent ensuite les « essentiels », qui, s’ils sont déséquilibrés, créent la tragédie et doivent absolument être restaurés. Enfin, les « périssables », c’est-à-dire les êtres vivants qui, à notre image, sont ceux qui se transforment irrémédiablement, ne peuvent faire marche arrière et son soumis à la force mortifère du temps.

Toutes ces formules musicales sont dotées désormais des trois facteurs qui les animent. Une mélodie qui en présente la signification (par exemple : le destin), une harmonie qui la qualifie (une harmonie dissonante le qualifie le destin de funèbre) et un rythme qui lui donne sa direction dans le temps, son action ou celle qu’elle subit (un rythme de marche funèbre accentue encore le côté mortifère).

Richard Wagner

Si Richard Wagner n’invente pas le leitmotiv et n’emploie pas non plus le mot, il est pourtant celui qui va exploiter le procédé jusqu’en ses derniers recoins. Si depuis le début de XIXème siècle, les thèmes musicaux sont censés définir la psychologie des personnages, le compositeur allemand recherche pourtant plus d’unité à l’œuvre. Il rédige lui-même ses livrets, tend à abolir la sacro-sainte juxtaposition des récitatifs, ariosi, arias et chœurs au profit d’une continuité renforcée du temps. Dans la vie, le temps ne s’arrête jamais, dans son œuvre non plus (sauf dans des passages mystiques  du Ring et de Parsifal). En installant la mélodie infinie et en abolissant les numéros, Wagner s’expose à une dispersion de la structure de l’œuvre. Sa solution est simple (en principe !). Il établit un véritable réseau de motifs qui sont l’émanation du personnage, de ses attributs et des passions. L’évolution de ceux-ci constitue le fil conducteur de l’œuvre. Ils se répartissent à l’orchestre et aux voix, peuvent intervenir sans la présence réelle du personnage pour activer le principe de la réminiscence. L’œuvre ainsi se déploie irrémédiablement dans le temps et toute la matière musicale et verbale se transforme aboutissant si souvent, du Vaisseau fantôme à Tristan, à la mort comme ultime limite. Parsifal ira plus loin en cherchant à tromper le temps par l’espace et en élargissant le leitmotiv au timbre orchestral. On peut dès lors dire que le leitmotiv de l’espace n’est pas une mélodie mais un timbre jouant sur la profondeur de l’orchestre.

C’est d’ailleurs cette notion de timbre plus que de mélodie qui tentera les russes. Tchaïkovski,  combine la mélodie à une forte connotation de timbre. Les Cinq, malgré eux (ils voulaient s’opposer à la tradition germanique), mais surtout Moussorgski avec Boris Godounov, feront un travail gigantesque sur la couleur de la voix, premier leitmotiv, sur l’harmonie, l’orchestration et le rythme.

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Modest Moussorgski

Les personnages de l’opéra sont caractérisés et immédiatement reconnaissables par l’environnement sonore qui les accompagne. Tout cela débouche sur cette couleur remarquable que distille Debussy dans Pelléas et Mélisande. Là, chaque ambiance affective est caractérisée par un parfum orchestral capable d’osciller entre le sombre tragique et le lumineux. Les leitmotivs, hérités de Wagner, se transforment en couleurs dans lesquelles ce n’est plus la mélodie qui représente le premier sens, mais le timbre et la couleur qui l’entoure. L’orchestre devient presque le seul personnage musical, le chant reprend une manière proche de la déclamation récitative. La sublime musique de Debussy transcende le message pour en dévoiler l’essence. C’est curieux, comme, à ce point de l’histoire, tous les procédés traditionnels tendent à se dissoudre. La mélodie, l’harmonie, le rythme, l’orchestration et, en conséquence, le leitmotiv se fondent dans un grand magma d’où émergent encore parfois des mélodies qui ressemblent à des vestiges anciens.

Debussy, page autographe de Pelléas et Mélisande

Page autographe de Pelléas et Mélisande de Debussy

Pourtant, Richard Strauss, poussera la réduction du leitmotiv à quelques sons seulement. Pensez à la scansion orchestrale terrible qui ouvre Elektra sur le motif fatidique d’Agamemnon.

Bartok fonctionnera en caractérisant les personnages par de simples intervalles (Barbe Bleue), Janacek cherchera à créer une proximité entre les trois facteurs déterminants pour lui : la situation sociale du personnage dans l’œuvre, la langue tchèque et l’orchestration tragique (Jenufa, Kata Kabanova). Que font les italiens dans cette histoire ? Malgré ce que l’on dit trop souvent, Verdi n’échappe pas vraiment au procédé du leitmotiv à la Wagner. Certes ses réseaux sont beaucoup moins développés et approfondis, mais ils conditionnent l’unité de l’œuvre. Leur approche est plus psychologique que philosophique Clairement, de Nabucco à Otello en passant par Aïda, la Force du destin et la Traviata, le motif conducteur est essentiel et en profonde métamorphose. Il y a déjà dans le motif d’Aïda qui apparaît dès les courts préludes toute l’essence psychologique du personnage voué à la mort en une descente chromatique qui rappelle la Catabase ancienne. Puccini, en donnant une identité marquée à chaque personnage ne peut pas non plus échapper la technique du leitmotiv. Cependant, et de manière originale, il parvient à suggérer plus qu’à nommer. Ses thèmes très typés sont plus des ambiances harmoniques et dynamiques. Formidable point culminant de cet art, Turandot rassemble en son sein l’ultime métamorphose des personnages annoncée par Goethe et confirmée par les Métamorphoses pour 23 cordes solistes de R. Strauss.


Il faudrait sans doute aller encore plus loin. L’opéra de la seconde moitié du XXème siècle fait encore un autre usage du motif conducteur si ce nom est encore approprié.

Un avis sur “Motif conducteur

  1. Bonjour,
    je réalise une analyse sur l’idée fixe (Berlioz) et d’autres pièces d’autres compositeurs qui auraient aussi cette notion de motif conducteur afin de comparer comment chacun l’utilise.
    Merci de me contacter je trouve votre article très intéressant

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