Et encore…

Et tant que nous parlons du madrigal et de son histoire, comment éviter le Huitième Livre de madrigaux de Claudio Monteverdi qui, en parachevant l’Histoire du madrigal, invente véritablement ce que nous nommons aujourd’hui la musique baroque.

La Jérusalem délivrée (La Gerusalemme liberata) est un poème épique écrit en 1581 par Le Tasse (1544-1595), retraçant un récit largement fictif de la Première Croisade au cours de laquelle les chevaliers chrétiens, menés par Godefroid de Bouillon, combattent les Musulmans (Sarrasins) afin de lever le Siège de Jérusalem. Le poème est composé de 20 chants de longueur variable. Parmi les divers épisodes développés par le poème se trouve le fameux Combat de Tancrède et de Clorinde (Il combattimento di Tancredi e Clorinda) mis génialement en musique par Claudio Monteverdi. Voici les derniers vers de l’épisode qui a retenu l’attention des artistes:

Clorinde:

Ami, tu as vaincu: je te pardonne…
Pardonne
toi aussi, non au corps qui ne redoute plus rien,
mais à l’âme: de grâce, prie pour elle et donne-moi
le baptême afin que soient effacés tous mes péchés.

Testo:

Dans cette voix languissante résonne
un accent si triste et si doux
que son cœur s’attendrit, son courroux retombe
et que, malgré lui, ses yeux se remplissent de larmes.

Non loin de là, du sein d’une montagne, jaillissait
en murmurant un petit ruisseau.
Il y court, remplit son heaume à la source,
et revient tristement s’acquitter de son pieux office.
Il sent sa main trembler tandis qu’il dégage et
met à nu le front encore inconnu.
Il le voit, la reconnaît, reste sans voix,
sans mouvement. O fatale vue! O funeste reconnaissance!

Il ne meurt pas encore, faisant appel
à toutes les forces de son cœur.
Et malgré la violence de sa douleur, il donne par l’eau
la vie à celle qu’il a fait mourir par son glaive.
Entendant les paroles sacrées qu’il prononce,
elle sourit, transfigurée de joie,
et, en mourant, semble dire, heureuse et sereine:

Clorinde:

Le Ciel s’ouvre: je m’en vais en paix.

Clorinde représente avec une force extraordinaire le rôle, traditionnel dans la littérature de la chevalerie, du guerrier sarrasin converti au christianisme à l’instant de sa mort. En effet, cette figure féminine éclatante est non seulement l’une des plus pures héroïnes de l’armée des musulmans, mais aussi l’objet de l’amour du très chrétien Tancrède. C’est pourquoi le combat, puis le baptême qui concluent la vie terrestre de la jeune fille constituent le point culminant du propos idéologique de La Jérusalem délivrée où la religion et la foi triomphe de tous les tourments individuels. Pas surprenant que les représentations picturales du thème se retrouvent surtout à l’époque de la Contre-réforme, résultat du Concile de Trente (1545-1563) initié pour répondre à la Réforme protestante de Martin Luther.

La peinture reproduite ci-dessous est l’œuvre de Domenico Tintoretto où Tancrède baptise Clorinde (1585-1598). La scène est baignée d’une atmosphère particulièrement tragique par le fait que Clorinde semble déjà morte: sa tête livide repose sur l’herbe représentée comme un tapis de fleurs typique de la manière du Tintoret et d’une rhétorique picturale symbolisant la paix retrouvée. La présence, en haut à droite, de la colombe de l’Esprit Saint, d’anges consolateurs et d’une lumière irréelle suggèrent la proximité bienveillante de la providence divine et contribue à donner à la scène un caractère sacré.

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Domenico Tintoretto, Tancrède baptise Clorinde, 1585-1598, Musée des Beaux-Arts de Houston

 

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Idem, détail

La première représentation du Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi eut lieu lors du carnaval de Venise de 1624 chez le sénateur Girolamo Moceningo, protecteur du musicien. Il fut ensuite inclus dans son huitième et dernier livre de madrigaux, dit Madrigali guerrieri e amorosi (madrigaux guerriers et amoureux) publié en 1638.

L’orchestre est réduit à un clavecin, quatre violas da brazzo (soprano-alto-ténor et basse) et une basse de viole. Le narrateur (Testo) raconte le combat de Tancrède, preux chevalier, contre Clorinde, une belle et courageuse païenne déguisée en soldat. Tancrède, après un duel acharné, la transperce de son épée. Son dernier souffle exprime sa nouvelle foi au dieu chrétien demande le baptême que lui accorde aussitôt Tancrède et elle pardonne à son agresseur. Ce dernier en tombe éperdument amoureux avant qu’elle n’expire, apaisée.

L’aspect dramatique et théâtral du madrigal est une relative nouveauté, renforcée par les indications scéniques du musicien, l’alternance de périodes tranquilles (molli) et agitées (concitati), les suggestions musicales du fracas des armes. Monteverdi précise dans son introduction que l’œuvre devra être précédée d’un madrigal sans geste et que le début du Combattimento doit être inattendu, les protagonistes – dont il détaille des éléments de costume – devant arriver à l’improviste. Le Testo est présent dans la presque totalité de l’œuvre, les rôles de Tancrède et Clorinde étant réduits à quelques répliques seulement.