Paul Hindemith (1895-1963) véhicule encore une réputation de théoricien austère, de contrapuntiste rigoureux et de sévère fabricant de fugues. S’il est incontestable que la musique de ce musicien allemand exilé en Suisse, puis aux États-Unis suite à sa condamnation par le régime nazi qui l’accusait de pervertir le noble art germanique, trouve ses sources dans l’art de Jean-Sébastien Bach (comme d’ailleurs son prédécesseur Max Reger), il ne fait aucun doute que sa musique gagnerait à être plus connue dans les pays francophones.
Paul Hindemith Altiste, violoniste, chef d’orchestre et compositeur de talent, Hindemith se consacre dans les années 1934 et 1935 à la composition d’un opéra mettant en scène le célèbre peintre Mathias Grünewald, l’auteur du fameux Retable d’Issenheim conservé aujourd’hui au musée de Colmar. Il s’agit, pour le compositeur, d’opérer une réflexion intense sur les rapports de l’artiste avec la société qui l’entoure. Le peintre passa, en effet, la plus grande partie de sa vie au service de l’archevêque de Mayence. C’était donc l’occasion, pour Hindemith, de mettre en rapport les liens existants entre le peintre et son « maître » et ceux qu’il discernait déjà dans la montée du nazisme. L’histoire a pour cadre la Réforme et la guerre des Paysans en Allemagne, les batailles entre luthériens et papistes.
Mathias Grünewald
Mais cet opéra n’est guère connu et est rarement représenté aujourd’hui. Le compositeur en avait tiré une symphonie qui, elle, figure sans doute parmi ses œuvres les plus connues. Les trois mouvements qui la composent sont directement tirés de l’opéra et leur titre est inspiré par trois panneaux du retable de Grünewald : Concert d’anges, Mise au tombeau et la Tentation de Saint Antoine. Écrite pour le grand orchestre mahlérien, l’œuvre dure une demi-heure et est construite selon les règles de la divine proportion produisant un équilibre parfait entre les parties. L’écriture, parfaitement tonale, tranche avec les œuvres brèves et condensées des musiciens de la Seconde École de Vienne (Schoenberg, Berg et Webern). L’utilisation pourtant abondante des dissonances n’exclut pas les rapports de tonalités envisagés ici sous une forme élargie. Ce qui frappe d’emblée, c’est la densité et la richesse dans le travail des imitations entre les voix, les formidables cantus firmus qui servent de support aux couleurs les plus variées et à une sémantique qui dépasse de loin le simple divertissement sonore ou l’image descriptive d’une peinture célèbre.
Retable d’Issenheim à Colmar
Le Concert d’anges, qui ouvre la pièce, débute par une par une introduction lente qui propose une vieille chanson allemande : « Trois anges chantaient une douce mélodie ». Cette même mélodie servait de début à l’opéra et se présente donc comme une longue méditation intemporelle qui s’anime petit à petit pour devenir une riante forme sonate à trois thèmes. La mise au tombeau qui constitue le bref deuxième mouvement est une déploration funèbre d’une grande tristesse déployant ses mélodies de hautbois et de flûte sur le pizzicato des cordes. Le grand final s’inspire de la Tentation de Saint Antoine (sixième tableau de l’opéra). Le récitatif tragique des souffrances du saint perçues par le peintre est interrompu par une terrible chevauchée des démons. Une accalmie centrale débouche sur la citation du Lauda Sion (encore lui !) d’après le texte poétique pour la transsubstantiation par Saint Thomas d’Aquin, libération des mystères de la foi avant que, de manière tout à fait solennelle, un immense Alléluia, synonyme de victoire, conclue la symphonie par des fanfares en un ré bémol majeur triomphant.
Sur les applications du nombre d’or
Autre œuvre orchestrale majeure de Paul Hindemith, la symphonie « Die Harmonie der Welt » (L’Harmonie du monde) est, elle aussi tirée d’un opéra du même nom. Composé en 1956, l’ouvrage ambitieux et manifestement philosophique fut l’un des plus cuisants échecs du compositeur. Le personnage central est, cette fois, l’astronome Johannes Kepler (1571-1630) qui, vers la fin de la Renaissance, étudia les mouvements des planètes et voulut voir une correspondance entre les lois de leurs mouvements et les règles de la musique. Hindemith, qui était passionné par les réflexions métaphysiques de Kepler décida d’abord de faire de ce propos une symphonie dédiée à Paul Sacher en 1952 pour le vingt-cinquième anniversaire de son célèbre orchestre à Bâle.
Johannes Kepler
Les trois mouvements sont animés par les notions de Musica Intrumentalis (la musique perceptible directement par l’être humain et à ses sens), de Musica Humana (celle qui fait appel à l’esprit et relie le corps et l’intellect) et enfin, de Musica Mundana (la musique des sphères qui dépasse l’entendement de l’homme et lui fait pressentir la transcendance de la musique). Les trois mouvements font largement appel au contrepoint dans une progression de complexité structurelle atteignant son sommet avec le grand fugato final suivi des ses variations à la manière d’une passacaille, forme la plus élaborée de l’écriture musicale. L’œuvre ne peut pas se suffire d’une écoute distraite et unique. Comme le veut son propos, elle doit s’assimiler lentement et procurer une sorte de voyage initiatique vers la substance même du monde. Ce propos philosophique, s’il est habituel dans la musique, trouve ici une mise en forme particulièrement forte et originale. Cette difficulté d’écoute a provoqué de nombreux commentaires désobligeants et découragé de nombreux auditeurs potentiels à tenter le voyage.
Mais Hindemith n’était pas seulement sérieux et il pouvait également faire preuve d’un humour bien souriant. C’est ainsi qu’il adorait reprendre des thèmes d’autres compositeurs et « s’amuser » à les assimiler et à les métamorphoser. Il ne s’agit pas ici de la même démarche que Max Reger qui créait des variations sur des thèmes connus, mais d’une véritable métamorphose de ceux-ci. Ainsi, les célèbres Métamorphoses sur des thèmes de Weber (1943), proviennent des Huit pièces pour piano à quatre mains op. 60 et op. 10 de Weber. Hindemith en fait un formidable concerto pour orchestre dans lequel l’écriture instrumentale se fait très virtuose et séductrice. Les mélodies, plus faciles ici qu’ailleurs, ont fait des Métamorphoses l’œuvre la plus populaire du compositeur qui, cette fois, a même attiré de nombreux chorégraphes. On y trouve des mélodies orientales que Weber avait découvertes, des influences du jazz, des rythmes de paisibles et doucement balancés inspirés de la Sicilienne, …
Bref, un compositeur aussi polymorphe, aux facettes tout aussi diverses que surprenantes, doit être redécouvert. On pourrait continuer longtemps le parcours de l’œuvre de Hindemith, mais vous pourrez vous faire une bonne idée de cette superbe musique orchestrale avec le beau triple cd édité chez DECCA, dans la collection Trio qui reprend l’essentiel de l’œuvre orchestrale. Le grand chef Herbert Blomstedt y dirige avec bonheur deux orchestres extraordinaires, le Symphonique de San Francisco et le fameux Gewandhaus de Leipzig. Découverte assurée… !
Brillant a sorti un coffret de 5 CD avec l’oeuvre pour orchestre et aussi l’oeuvre chorale. Bonnes prises de son « est-allemande » des années 70. Philharmonie et Staatskapelle de Dresde sous la direction de Herbert Kegel et Otmar Suitner. Le tout à un prix défiant toute concurrence. Une alternative à la proposition séduisante de notre bloggeur préféré 😉