« Et pourtant, si jamais créature divinement belle s’étala dans sa chaste nudité aux regards des hommes indignes de la contempler, c’est à coup sûr l’Odalisque couchée ; rien de plus parfait n’est sorti du pinceau.
Soulevée a demi sur son coude noyé dans les coussins, l’odalisque, tournant la tête vers le spectateur par une flexion pleine de grâce, montre des épaules d’une blancheur dorée, un dos où court dans la chair souple une délicieuse ligne serpentine, des reins et des jambes d’une suavité de forme idéale, des pieds dont la plante n’a jamais foulé que des tapis de Smyrne et des marches d’albâtre oriental des piscines du harem ; des pieds dont les doigts, vus par-dessous, se courbent mollement, frais et blancs comme des boutons de camellia, et semblent modelés sur quelque ivoire de Phidias retrouvé par miracle ; l’autre bras languissamment abandonné, flotte le long du contour des hanches, retenant de la main un éventail de plumes qui s’échappe, en s’écartant assez du corps pour laisser voir un sein vierge d’une coupe exquise, sein de Vénus grecque, sculptée par Cléomène pour le temple de Chypre et transportée dans le sérail du padischah. (…)
Les yeux, dont la prunelle glauque regarde de côté ; le nez, aux narines roses comme l’intérieur d’un coquillage ; la bouche, épanouie par un sourire nonchalant ; les joues pleines, un peu larges ; le menton, d’une courbe ronde et voluptueuse, forment un type où l’individualité de l’Orient se mêle à l’idéal de la Grèce. » (Théophile Gautier, Sur la Grande Odalisque de jean Auguste Dominique Ingres, publié pour la première fois dans le Moniteur universel en juillet 1885)
Ingres, La Grande Odalisque (1814)
J’ai découvert ce texte il y a bien longtemps. J’étais encore à l’école secondaire et il servait de dictée aux étudiants que nous étions. Le professeur, autant attiré par les arts picturaux que par la littérature, ne résistait pas, de temps à autres, à tirer quelque écrit sur l’art d’auteurs connus du XIXème siècle. Il nous les livrait comme de simples dictées et ne suggérait que bien rarement une rencontre entre le texte et l’image. Je me souvenais bien avoir déjà vu cette peinture que Gautier décrivait avec tant de passion, mais je vous avoue qu’elle me laissait assez indifférent. Le texte de la dictée, par contre, avait déclenché en moi ce fantasme de l’Orient et j’imaginais mille merveilles colorées, sensuelles et parfumées. Quand je regardais la peinture ainsi décrite, je ne trouvais que déception et imaginais que l’auteur s’était peut-être trompé de toile. La Grande Odalisque ne correspondait pas à l’idée que je me faisais de la beauté féminine. Ce n’est qu’en relisant ce texte plusieurs fois, et, tout récemment, en le retrouvant dans l’excellent ouvrage de Pierre Sterckx : « Les plus beaux textes de l’histoire de l’art » que quelques remarques qui touchent à l’ambiguïté tant de la peinture que de son commentaire romantique s’imposèrent à moi.
Théophile Gautier
Ce dos, trop long, dont on sait aujourd’hui qu’il contient trois vertèbres de trop, devait constituer dans mon esprit à la fois la raison de la gêne et de l’attirance. Il est à l’image de tous mes ressentis de la peinture d’Ingres. Non pas que j’aie un sens des proportions plus développé que quiconque (tout le monde remarque ce « défaut »), mais ce mélange de sensualité doucereuse, de totale pureté, de « propreté » absolue contrastent avec le sujet même de l’œuvre. Car en fin de compte, ce sensualisme de l’Orient, vu par les romantiques est une idéalisation de ce qui se développe d’une manière particulièrement sordide au XIXème siècle, les maisons closes.
Entendez-moi bien, je ne condamne pas les maisons closes ou les bordels, là n’est pas mon propos, mais, ayant étudié, il y a quelques temps l’histoire de la condition féminine au XIXème siècle pour une conférence sur la femme dans l’opéra, j’ai constaté que la réalité de la rue, celle des prostituées et de ces maisons ne correspondait en rien au luxe et à la finesse artistique du sérail d’Ingres. Car enfin, la Grande Odalisque, c’est la grande prostituée magnifiée, idéalisée, celle que personne ne rencontre si ce n’est dans ses fantasmes. Vous me direz qu’il y a sans doute des bordels plus luxueux, plus chics et plus propres que ceux que le XIXème siècle voit naître. Certes. Et le harem auquel appartient manifestement l’odalisque n’est rien d’autre qu’une maison close privée et de luxe. Là encore, le romantisme nous montre toute son ambiguïté en créant, dans une société qui se veut souvent académique ou puritaine en transfigurant de la figure de la fille de joie. Présentée de la sorte, elle s’associe aux notions profondément machistes de l’Eternel féminin. La femme comme rédemption de l’homme. Qu’on se souvienne de Goethe et de tous ses pairs qui proclamaient cette notion pour, en partie, se donner bonne conscience lors de leurs rêveries érotico spirituelles. Concept inventé par les hommes sans demander l’avis de la femme d’ailleurs ! Interrogez la gente féminine et demandez-lui si elle se sent rédemptrice de l’homme ! Elle vous rira au nez et à juste titre.
Cette magnification de la féminité et sa ressemblance avec ce que l’on peut assimiler à une divinité, se présente chez les êtres bien pensants du XIXème siècle au moment où l’idée même du Dieu tout puissant perd son éclat. On se réfugie alors dans une forme de panthéisme qui dissout la notion divine et remplace le Monsieur à Grande Barbe par la Nature toute entière. Mais si tout est Dieu, l’homme, qui gouverne la société l’est avant tout. « Dieu c’est moi ! », pouvait-on entendre et la femme, qui selon les origines bibliques, serait sortie de la côte d’Adam, lui est forcément inférieure. Alors, face à cette domination évidente qui remue les instincts les plus basiques de l’homme, la femme est magnifiée dans une vision parfaitement imaginaire en cet Eternel féminin si commode. Cette féminité là ne représente donc plus l’amour charnel, mais l’Amour total, d’où la rédemption, l’empathie, bref la libération de la conscience.
C’est comme si Ingres l’avait bien compris. Il fait de l’odalisque un être fantastique qui n’existe pas. Une telle représentation ne peut pas exister. C’est une déesse, elle dégage pureté, calme, intemporalité, en bref, elle ne peut pas être une femme de bordel. Elle est l’Eternel féminin. Tous les détails que Gautier nous expose vont dans ce sens là. Toutes les allusions à Vénus, à Phidias, au marbre et à l’albâtre désincarnent la jeune fille en une entité éminemment sacrée.
Pourtant, et c’est le paradoxe, toutes ces désincarnations qui font perdre l’identité à cette jeune femme, sont compensés de manière bien humaine par un érotisme discret mais très efficace. La couleur de la peau, la lascivité de la pose, le regard indifférent bien que séducteur, le sein suggéré, la chaleur du drapé et de l’éclairage créent malgré tout une attirance érotique irréfutable. C’est bien là que se crée le « scandale », car nous sommes alors envoûtés par le désir charnel d’une figure sacrée, un blasphème.
Ingres, Autoportrait (1814)
En conséquence et tout naturellement, nous transposons la scène en Orient (Ingres a lui-même placé des accessoires orientaux comme le turban ou les bijoux), dans ce monde des Mille et Une Nuits ou tout devient possible puisqu’il est éloigné de nous et inconnu dans ses pratiques. On fabule, on rêve d’un Orient sensuel, d’une Shéhérazade aux mille facettes, bref, on se dit que tout cela n’est qu’un rêve, celui de l’onirisme si cher aux romantiques. L’odalisque en devient subitement inoffensive, irréelle, superflue même ! On ne l’aime pas vraiment, on la regarde, on rêve un instant, puis on tourne les talons et on passe à autre chose. Quel désastre ! En fait, la Grande Odalisque n’est ni la déesse attendue, ni la prostituée du fantasme, elle n’est qu’une femme nue étendue curieusement sur des draps luxueux. Mais elle nous a fait prendre conscience de nous-même. Elle m’a permis, par ces instants de réflexion et d’introspection teintés de cet étrange mélange de sentiments, de percer et de formuler une ambiguïté datant de mon adolescence. N’est-ce pas cela aussi le rôle de l’art dans notre vie ? Pourquoi ne suis-je pas attiré par cette merveille de la peinture ? Parce qu’elle n’est ni femme ni Éternel féminin. Elle n’en reste pas moins un chef d’œuvre !
Ah ces romantiques !