Un magnifique cd consacré à un choix d’œuvres pour violon et orchestre sur le label NAÏVE m’avait échappé au moment de sa sortie en 2012. La jeune et talentueuse violoniste Patricia Kopatchinskaja que j’avais beaucoup aimé dans le concerto de Beethoven tout en émettant beaucoup de réserves sur l’optique orchestrale de Philippe Herreweghe, et l’Orchestre symphonique de la Radio de Frankfurt et l’Ensemble Modern dirigé par Eötvös lui-même y déploient un jeu d’une rare finesse et d’une force expressive remarquable. Au programme, le Second concerto de Béla Bartok (1881-1945), Seven de Peter Eötvös (1944) et le Concerto pour violon de György Ligeti (1923-2006)… Si les œuvres de Bartok et Ligeti enregistrées ici sont fort connues, celle d’Eötvös était pour moi une vraie et heureuse découverte.
Compositeur, pédagogue et chef d’orchestre, Péter Eötvös est l’un des principaux interprètes actuels du répertoire contemporain. Né en Transylvanie, il revendique son appartenance à la culture musicale hongroise, restant très attaché en particulier à l’art de Bartók, Kodaly, Kurtág et Ligeti. Il destinera certaines de ses pièces à des instruments hongrois comme Psychokosmos, pour cymbalum solo et orchestre traditionnel (1993).
Diplômé de l’Académie de musique de Budapest, il poursuit ses études musicales en Allemagne, à la Hochschule für Musik de Cologne. Il y rencontre Karlheinz Stockhausen et, entre 1968 et 1976, il participe aux activités du studio de musique électronique de la Westdeutscher Rundfunk de Cologne. En 1978, sur l’invitation de Pierre Boulez, il dirige le concert inaugural de l’Ircam. À la suite de cette reconnaissance suprême, il est nommé directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain qu’il dirige jusqu’en 1991.
Très actif et infatigable interprète, Eötvös est également chef principal du BBC Symphony Orchestra de 1985 à 1988. Il revient en Hongrie et est nommé à la tête de l’orchestre du Festival de Budapest en 1992, puis de l’Orchestre philharmonique national de Budapest en 1998. Parallèlement, il dirige l’Orchestre de chambre de la Radio de Hilversum, l’Orchestre symphonique de la Radio de Stuttgart jusqu’en 2005 ainsi que l’orchestre symphonique de Göteborg depuis 2003.
Peter Eötvos
Par ailleurs, il est souvent invité à diriger les plus prestigieuses phalanges telles que l’Orchestre philharmonique de Berlin, celui de Munich, de Radio France, le London Sinfonietta, le Royal Concertgebouw Orchestra, l’Orchestre de la Suisse Romande ainsi que le L’Orchestre philharmonique de Los Angeles. Très actif également dans l’opéra, il est invité à La Scala, au Royal Opera House Covent Garden, à La Monnaie, au Festival de Glyndebourne et au Théâtre du Châtelet.
« En tant que chef d’orchestre et compositeur, je me sens bien partout, mais je ne suis nulle part chez moi. C’est mon destin. J’ai une vie magnifique et très agréable, mais comme un étranger qui regarde ce qui se passe autour de lui ». (Tiré d’un entretien avec Pierre Moulinier dans le livret de l’enregistrement DGG de son opéra Les Trois Sœurs)
C’est un peu de l’insaisissabilité musicale d’Eötvös qui se dégage d’une telle confession. Car si on ne saurait parler d’un « son Eötvös » – au contraire d’autres compositeurs aux paraphes sonores plus immédiatement identifiables, tels que Sciarrino ou Ligeti – il faut reconnaître que l’itinéraire créateur du compositeur transylvanien est jalonné de trois fils rouges qui ne cessent de s’entrecroiser : une théâtralité exacerbée qui se révèle dès ses premières œuvres instrumentales, un goût pour de spectaculaires « mises en espace » de sons et une attraction constante pour la musique de la parole, du langage, conçue comme matrice primordiale de ses œuvres à texte. Pour approfondir la connaissance du style et du parcours de Peter Eötvös, je vous invite à lire le très beau texte de Jacqueline Waeber sur le site de l’IRCAM.
Je reprends ici tels quels, les propos de Max Nyffeler qui expliquent les raisons et le fonctionnement de ce « concerto » pour violon et orchestre :
« C’est par admiration pour Youri Gagarine, le premier homme dans l’espace, que Peter Eötvös, alors âgé de dix-sept ans, écrivit, en 1961 sa pièce pour piano intitulée Kosmos. Trente ans plus tard, dans son œuvre pour orchestre Psychokosmos (1993), il transfère sa quête d’espaces inconnus dans le domaine de l’intériorité et se laisse guider par le timbre archétypique de l’instrument populaire qu’est le cymbalum. Dans le concerto pour violon Seven, ces deux dimensions se conjuguent en une vision qui confronte l’existence humaine et ses limites à l’infini de l’espace. Comme l’indique le sous-titre « Memorial for the Columbia Astronauts », l’œuvre créée en 2007 à Lucerne par Pierre Boulez se rapporte à un événement concret : l’accident de la navette spatiale Columbia en 2003, dont les sept occupants trouvèrent la mort. Le souvenir des défunts et l’hommage qui leur est rendu trouvent leur expression dans la forme comme dans le contenu de cette œuvre en deux parties. Les quatre cadences du violon – trois au début, la quatrième juste avant la fin de la première partie – sont nommément dédiées aux astronautes. Elles ont un caractère librement déclamatoire, mais sont parfaitement intégrées à la grande forme grâce à l’adjonction subtile des instruments de l’orchestre. L’accompagnement de la quatrième cadence, constituée des seuls timbres délicats des cordes, de cloches tubulaires et du vibraphone, renvoie à un élément déterminant du point de vue du timbre dans la distribution de l’œuvre : les percussions, très richement dotées, sont exclusivement constituées de métallophones aux résonances extrêmement longues.
Le titre Seven prend également une signification formelle : l’orchestre est réparti en sept groupes instrumentaux mixtes. Les six violons du tutti – il n’y a que peu d’instruments à cordes – ne sont pas placés sur la scène, mais dispersés dans la salle (note : ce n’est pas le cas dans la vidéo proposée ici où notre jeune violoniste est accompagnée par l’Orchestre de la Radio finlandaise dirigée par F-X Roth) ; ils entourent le public formant avec le soliste un groupe de sept, et contribuent à projeter le son de l’instrument soliste au centre de l’espace. Ainsi naît un son tridimensionnel, aux couleurs différenciées, qui n’est pas sans évoquer l’idée de quelque chose d’éphémère ou de transitoire.
Dans la première partie, la force rythmique de la partie de violon solo génère un caractère animé qui n’est interrompu que par les cadences solistes. Face à cela, la seconde partie, à l’exception de quelques soulèvements violents du tutti, est plus réflexive. L’espace sonore s’ouvre, et après une série de sons orchestraux savamment stratifiés rappelant les sonorités des cloches, la pièce s’achève dans une longue méditation du violon dans le registre grave, accompagné de la flûte alto ».
Une œuvre essentielle à assimiler absolument ! À travers le reflet philosophique d’un événement contemporain, Peter Eötvös nous montre que le langage contemporain d’avant-garde peut rester en contact avec la vraie mission de l’art : exprimer le monde et l’Homme.