Étrange parcours que la vie de ce peintre, Domenikos Theotokopoulos, dit El Greco (1541-1614). Né en Crête, il a probablement fait son apprentissage dans la tradition byzantine de l’icône, mais dès sa jeune vingtaine, il ressent le besoin de s’ouvrir aux découvertes de l’art occidental. On le retrouve à Venise puis à Rome où son passage est attesté en 1570. Les peintures de cette période italienne sont marquées par l’influence du Titien, de Bassano et du Tintoret. Il sera aussi marqué par la puissance de Michel-Ange qu’il considère plus comme un sculpteur que comme un peintre.
En Italie, il se lie d’amitié avec le milieu espagnol de Rome et se rend en Espagne dans l’espoir de décrocher quelques contrats dans le cadre de l’aménagement du Palais de l’Escorial par Philippe II. C’est d’ailleurs pour le roi qu’il réalise, entre 1580 et 1582, l’immense toile représentant le Martyr de Saint Maurice. Mais le résultat déçoit le monarque. La sensibilité novatrice du peintre n’est pas en accord avec les goûts conservateurs de Philippe.
C’est à Tolède qu’il trouvera l’inspiration nécessaire pour développer un art particulier et intense. La ville est baignée d’une ferveur mystique qui le séduit. C’est là qu’il crée presque tous ses chefs d’œuvre, dont le sommet de sa production : L’Enterrement du comte d’Orgaz.
Réalisée entre 1586 et 1588, cette immense toile (480 X 360 cm !) témoigne de la maîtrise de l’artiste dans tous les domaines picturaux. Art du portrait, sûreté des lignes, force de la composition symbolique religieuse et mystique, richesse des couleurs, tous ces facteurs donnent à l’œuvre un statut de première importance.
La peinture est une commande reçue du curé de l’église San Tomé de Tolède où le tableau se trouve encore. Il commémore un événement et une légende que l’on situe deux siècles et demi plus tôt, les funérailles d’un gentilhomme nommé Gonzalo Ruiz de Toledo, seigneur de la ville d’Orgaz. Il finança la construction de l’église San Tomé où il est enterré. Sur son tombeau, est rapportée une légende concernant ses funérailles : « Au moment où les prêtres allaient le porter au tombeau, Saint Etienne et Saint Augustin, descendus du ciel, l’enterrèrent de leurs propres mains ».
L’œuvre est d’une construction fabuleuse. Le ciel et la terre sont représentés en continuité, séparés par le groupe des dignitaires qui assistent à la cérémonie. Le haut du tableau nous montre l’arrivée de l’âme du défunt auprès de la Vierge Marie qui la regarde avec tendresse. Ce ciel ouvert nous montre par sa luminosité et son rayonnement une vision toute mystique et contemplative du paradis. Saint Jean Baptiste, à droite intercède en faveur de l’âme et prépare son arrivée auprès du Christ sous le regard attentif et bienveillant des élus. Derrière lui, parmi ceux-ci, Philippe II est représenté. On le reconnaît au port de la fraise et à la position de sa main droite. Saint Pierre, derrière Marie tient ostensiblement les clés de la libération paradisiaque. Les anges donnent à l’œuvre un mouvement ascendant qui se répercute sur les personnages du niveau inférieur tournant le regard vers le ciel.
Sur notre terre, entendez au niveau inférieur, se dessine une scène complexe emplie de compassion, d’espérance et d’une austérité toute espagnole. Seule entorse, main non des moindres, à cette sévérité de la scène, les deux saints descendus du ciel pour mettre en terre le juste. Leurs habits de lumière jaune, ocre et rouge traduisent leur gloire et le manteau de Saint Etienne (à gauche) reproduit une peinture dans la peinture en figurant son propre martyr (premier martyr chrétien lapidé). Saint Augustin (à droite), dont le rôle dans la didactique de l’Eglise n’est plus à démontrer, opère avec toute la solennité et la compassion liée à son rang.
Les deux extrémités de ce niveau sont occupées par tous les grades de l’Eglise, depuis le prêtre en surplis accompagné, de profil, d’un chanoine de la cathédrale de Tolède jusqu’au moine modeste et austère.
Dans une ambiance crépusculaire, quelques torches semblent éclairer le noir de la nuit. Plus symbole qu’éclairage, elles accompagnent, tels des cierges, la cérémonie. Le regard des personnages malgré certains dirigés vers le ciel, reposent sur la mise en terre du défunt. Ainsi, cette confrontation de la catabase mortuaire et de l’anabase salvatrice se complètent pour, dans la mort, montrer le salut. Le défunt lui-même, au teint grisâtre est habillé selon sa gloire, celle de l’armure, symbole d’un seigneur puissant. Il semble s’être déjà détaché de son enveloppe cadavérique pour se présenter à Marie. Le visage du porteur d’âme lui ressemble de manière frappante permettant cette dualité mystique de la scène.
Fait curieux, deux personnages seulement nous regardent, comme pour nous rendre, nous aussi témoins de la scène. Il s’agit d’abord de l’enfant qui pointe le mort du doigt. Il est le relais entre nous et la scène. De son manteau, sort un mouchoir qui porte la signature du peintre et la date de…1578 ! Cette dernière n’est pas la date de l’œuvre mais celle de la naissance de Jorge Manuel le fils du peintre. Le petit garçon est donc son fils et le visage qui nous regarde juste au dessus de Saint Etienne est probablement El Greco lui-même.
On le voit, L’Enterrement du comte d’Orgaz n’est pas qu’une scène historique. Sa dimension surnaturelle et mystique est tout à fait typique des méditations religieuses de l’Espagne du XVIème siècle. Méditation sur la mort terrestre et sur la vie au ciel, la scène est représentée dans un calme apaisé, concentré. Pas d’extase mystique, pas de drame non plus. D’un point de vue stylistique, si nous retrouvons l’attrait pour le jeu des couleurs brillantes chères à la tradition vénitienne, son traitement final est propre aux meilleurs éclairages du Greco qui restent si uniques et particuliers. Il aurait peut-être souffert d’un problème visuel expliquant l’éclairage unique de ses œuvres. De même, il est impossible de classer cette œuvre dans le maniérisme de la fin de la Renaissance. Par le mouvement qu’elle suggère, par les structures en étages, par sa dynamique ascendante malgré de fortes fondations dans (et sous) le sol, le tableau relève plus de l’art baroque naissant. En fin de compte, la peinture du Greco ne ressemble qu’à elle-même et est inclassable. Beaucoup y ont vu les prémices de l’art moderne dans le traitement des formes et des couleurs…
Les jugements des hommes du XIXème siècle n’ont pas toujours été tendres avec le grec d’Espagne. En témoigne cet extrait tiré de l’ouvrage de l’historien allemand Carl Justi dans son ouvrage consacré au siècle de Vélasquez en 1888 : « …le miroir et le résumé des dégénérescences picturales. Prisonnier de ses rêves fous, son pinceau semble vouloir nous livrer le secret des extravagants incubes qu’engendrait son cerveau surchauffé. De ses doigts fébriles, il a modelé des personnages qui semblent en pâte molle, de douze têtes de haut, et après les avoir badigeonnées n’importe comment, sans modelé ni contours, ni perspectives, il les peignait en d’étranges rangées symétriques. Le bleu et le soufre étaient ses couleurs favorites, la toile ayant été préalablement enduite de blanc et d’un violet noirâtre. Cela s’explique très vraisemblablement par une perturbation de l’organe de la vue, les causes psychologiques sont le désir de paraître original, la mégalomanie, la bravade, des misères passagères et des offenses inévitables pour un étranger. De telles situations ne sont pas rares dans la vie des artistes, mais elles trouvèrent un terrain favorable dans sa nature névropathe ».
Heureusement pour nous que de tels jugements condamnent plus leur auteur que celui à qui il s’adresse. Aujourd’hui, El Greco fait partie des peintres les plus populaires auprès du public.