Dissonance

Il m’arrive bien souvent d’être confronté à l’étonnement des mes auditeurs lorsque je parle des dissonances que l’on rencontre dans la musique ancienne ou dans le classicisme. Pour bon nombre de mélomanes, sont dissonantes les combinaisons de notes qui égratignent l’oreille et créent l’incertitude auditive. C’est vrai que c’est bien là le propre de ce que nous nommons, en musique, la dissonance. Cependant, force est de constater que l’oreille évolue et que ce qui est considéré comme une dissonance à l’époque de Mozart ne nous semble guère dérangeant par rapport à celles mises en oeuvre par Schoenberg . On a peine alors à comprendre pourquoi ce mot, qui pour beaucoup comporte une nuance péjorative, désigne l’un des éléments les plus essentiels de la musique. Car, il faut bien l’avouer, sans dissonance, point de musique… ou alors une musique sans relief… et sans expression. Je tente donc ici une petite mise au point qui pourra, je l’espère, faire comprendre ce concept assez complexe, mais vraiment essentiel.

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Accord synthétique de Prométhée d’Alexandre Scriabine (1908-1910)

La dissonance, autrement dit la non-consonnance, d’un intervalle, d’un accord ou d’une harmonie est ce désaccord des sons qui fonctionnent habituellement ensemble. C’est comme si soudain, l’une des notes de l’harmonie venait à s’écarter du droit chemin. Les grecs nommaient cette hétérogénéité « diaphonia ». L’oreille mélomane doit considérer comme dissonance ce qui n’est pas autonome, ce qui demande une suite, une résolution pour retrouver l’équilibre. Insatisfait par ce qu’il entend, notre cerveau (car c’est lui qui analyse les fonctions sonores) attend que l’homogénéité des ensembles sonores soit retrouvée recréant le repos. Et, comme le fait Roland de Candé dans son dictionnaire de la musique, je reprends ici l’idée de Thomas Mann qui, dans son « Docteur Faustus » affirme que plus le caractère polyphonique de la musique (la superposition de plusieurs voix autonomes) est marqué, plus la tendance à la dissonance est forte. Et c’est vrai que lorsqu’on écoute les grandes œuvres de la polyphonie, on comprend que l’autonomie des voix crée des rencontres sonores qui sont autant de frottements utilisés de manière expressive par les compositeurs.

Dans l’harmonie de l’époque classique, au moment où la musique devient plus verticale qu’horizontale, toute dissonance doit effectivement être suivie de sa résolution, c’est à dire que la consonance voisine, celle qu’on espère doit venir assez vite. La dissonance devient donc un instant d’instabilité harmonique qui, au-delà de sa fonction purement appellative, devient également expressive. On constate aisément ce phénomène chez Haydn et Mozart qui jouent avec cette instabilité pour créer l’expression grave… voir tragique. Au moment de la résolution, parfois retardée quelque peu en « tenant » la dissonance (ce qu’on nomme appogiature et retard),  tout semble alors s’apaiser.

Il n’en est évidement pas de même dans le cadre de la musique plus moderne. En gros, on peut dire que plus on se rapproche de notre époque, plus le statut de la dissonance se transforme. Sans enter dans des détails qui sont trop longs et complexes pour le blog, on assiste à une véritable émancipation de la dissonance qui devient couleur et/ou expression et est même parfois recherchée pour elle-même. Dans certains types de musique, c’est même la consonance qui devient marginale et qui se raréfie. Parfois, dans un environnement vraiment dissonant, la consonance peut créer le même effet de surprise que dans la musique classique, soit une inversion des valeurs assez paradoxale. C’est alors elle qui crée la tension. On en trouve de beaux spécimens dans l’oeuvre de Bartók, par exemple.

Chez Anton Webern, de loin le plus radical des trois viennois de ce qu’on appelle la Seconde École de Vienne (avec Schoenberg et Berg), la musique fonctionne non seulement comme des séries qui évitent les consonances, mais aussi comme de véritables blocs sonores, agrégats de sons issus de la gamme chromatique, qui échappent à toute fonction appellative. En effet, ces blocs ne suscitent plus aucune résolution. Les auditeurs qui s’en plaignent (et ils sont fort nombreux) ne parviennent pas à se faire à l’idée que la musique du XXème siècle a perdu son caractère tonal, c’est à dire sa faculté de résoudre ses tensions sur des consonances. Mais n’en est-il pas de même dans la peinture expressionniste, voir dans l’art abstrait?

 

En fait, la vision que nous avons de la dissonance est profondément culturelle et dépend de l’importance que nous accordons à la consonance. Si le phénomène physique de deux sons dissonants est une absence de concordance de phases (n’oublions pas que le son est vibration) et que ce phénomène peut produire un effet sur les nerfs d’un auditeur fragile, il est indéniable qu’elle possède toutes les qualités de l’expression la plus vive. Or, la musique est l’art de l’émotion et pour l’exprimer, la dissonance est l’outil le plus efficace avec la dynamique, l’art des timbres et l’usage des ruptures. Il est temps d’abandonner cette idée qu’elle n’existe que par rapport à la consonance et qu’elle n’en est que le défaut…