Le Kalevala, qui signifie le Pays de Kaleva en finnois, la terre nourricière des héros, est la grande épopée nationale finlandaise. Contrairement aux légendes fondatrices, souvent formées dans des temps très reculés, elle fut composée tardivement par Elias Lönnrot sur la base de plus anciennes poésies transmises oralement et réorganisé pour y construire un fil conducteur. La première version date de 1835. Lönnrot était un homme très érudit. Il fut explorateur, médecin, poète et linguiste. Il avait le sentiment, partagé avec le savant et philosophe allemand J.G. Herder, qu’une nation ne peut exister sans une identité culturelle bien définie et un mythe fondateur premier. En effet, la Finlande a une histoire assez complexe, ballottée entre la domination suédoise et l’oppression russe. Elle avait été annexée dès 1809 par les russes et ne devint d’ailleurs indépendante qu’après la révolution de 1917. C’est donc tout naturellement que dès les premières décennies du XIXème siècle, les finlandais, comme les autres peuples d’Europe furent animés par des sentiments nationaux de plus en plus forts.
Proto Kalevala, Lönnrot 1835
Les peuples, animés par leur soif d’autonomie face aux grands empires, avaient cherché dans leur langue, dans leur folklore et leurs coutumes ce qui pouvait bien les différencier des envahisseurs. Mais la Finlande n’avait ni mythe ancestral, ni l’indépendance d’une langue. Beaucoup de finlandais parlaient le suédois, le russe ou l’allemand et fort peu connaissaient le finnois. C’est en ce sens qu’oeuvra Lönnrot en publiant des dictionnaires, en rédigeant des articles de journaux en finnois et en recréant de toutes pièces le mythe fondateur fortement défectueux. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des fondateurs de la patrie et sa maison natale, à Sammatti, à 75 kilomètres à l’ouest d’Helsinki, est devenue un musée très officiel de l’indépendance finlandaise.
Le Kalevala publié en 1835 comportait quelques 12 000 vers et fut suivi d’une nouvelle édition, en 1849, fortement augmentée qui comprend la bagatelle de 23 000 vers. Les histoires et légendes qui peuplent l’ouvrage sont pour la plupart originaires de Carélie et sont le fruit du voyage de l’auteur. En effet, la poésie orale populaire était encore très en vogue dans cette région et il interrogea les paysans par centaines pour récolter, entre 1829 et 1834, le matériel de base de son épopée. La version première et incomplète est aujourd’hui appelée le « Proto-Kalevala ». Lorsqu’il fut édité, il eut un tel retentissement qu’on décida de créer un jour férié pour commémorer le « Jour du Kalevala » (28 février). Mais ce succès accrut encore le besoin de l’auteur d’élargir l’ouvrage qui, finalement devint une vaste saga (le mot signifie d’ailleurs « légende ») mieux organisée par une logique interne. C’est ce « Nouveau Kalevala » qui s’impose désormais et est l’objet de traductions dans 51 langues. Aujourd’hui, on considère le Kalevala comme l’équivalent finlandais des grands mythes grecs (l’Odyssée ou l’Iliade) ou le Chant des Nibelungen des Allemands.
Vaïnämoïnen, le barde éternel
Il s’agit donc d’un kaléidoscope de récits indépendants les uns des autres. Pourtant, le personnage principal en est le barde éternel, Vaïnämöinen, le magicien qui joue du kantele. Il est présent dès la scène première qui illustre la création du monde. Fils d’Ilmatar, la déesse de l’air et la mère de l’eau, il raconte, à la manière des bardes ancestraux de Finlande, les origines du monde.
Lemminkaïnen reconstitué par sa mère au bord du lac de la mort à Tuonela
Mais d’autres personnages sont importants dans le Kalevala. Le forgeron Ilmarinen, qui a fabriqué le Sampo, un moulin, objet magique donnant le bonheur et la prospérité à ses possesseurs et, en conséquence, objet de guerres incessantes entre le pays de Pohjola (le pays du nord) et la Finlande. Il constitue donc l’un des fils rouges de tout le récit. Le jeune guerrier Lemminkaïnen est l’un de ces héros incroyables aux destins teintés de magie dont les aventures sont retracées, entre autres, dans le grand poème symphonique de Sibelius. Six chants sont également consacrés au sein du Nouveau Kalevala à cet anti-héros que fut Kullervo. En voici le récit :
« Untamo et Kalervo se brouillent et le seul survivant de la famille de Kalervo est un garçon nommé Kullervo. A l’aide de ses pouvoirs surnaturels, il gâche toutes les tâches qui lui sont confiées. Untamo vend donc Kullervo comme esclave au forgeron Ilmarinen. L’épouse de ce dernier envoie Kullervo garder les vaches, et par pure méchanceté, elle lui prépare un pain dans lequel elle glisse une pierre. Kullervo y brise la lame de son couteau. Pour se venger, il perd les vaches dans le marais et ramène un troupeau de bêtes sauvages. La maîtresse se fait alors déchiqueter en voulant traire le troupeau et Kullervo s’enfuit. Dans la forêt, il retrouve ses parents qu’il croyait morts mais apprend que sa sœur s’y est perdue.
Son père l’envoie payer ses impôts (comme quoi, il n’y a pas que nous… !). Au retour, il cherche à séduire, en vain, les jeunes filles qui se présentent sur sa route. En désespoir de cause, il force la troisième à monter dans son traîneau et la viole. Interrogeant la jeune fille un peu plus tard, il apprend qu’il s’agit de sa propre sœur qu’il ne connaissait pas. Une fois la méprise réalisée, la jeune fille se suicide en se jetant dans les rapides. Abattu par son destin, Kullervo part alors se venger d’Untamo, le responsable de son sort. Après avoir massacré tous les gens du domaine de ce dernier, retourne chez lui et trouve tous les siens morts. Il retourne sur les lieux du viol de sa sœur et se jette sur le tranchant de son épée. Il meurt ainsi tragiquement, victime d’un destin singulier digne des plus grandes épopées tragiques ».
Kullervo avant de mourir
Le Kalevala regorge d’histoires complexes, magiques et intrigantes. Seule une lecture complète pourra vous permettre d’en prendre toute la mesure. J’ai eu la chance de trouver, il y a quelques années, une traduction française du Kalevala à la bibliothèque de Liège. Je l’ai lu en entier au prix de nombreux efforts. Si je vous raconte cette histoire personnelle, c’est parce que cela m’a amené à chercher les informations utiles pour comprendre pourquoi il est si ardu pour nous de lire ce récit dans sa traduction française (je ne lis pas le finnois, malheureusement !). Pourtant, il faut comprendre que la langue d’origine définit le style.
En premier lieu, le texte est très redondant. Chaque vers est dit deux fois. Si la redite est pourtant nuancée, elle répond à une déclamation traditionnelle que deux bardes faisaient alternativement, le second répétant toujours le dernier vers du premier. Mais une bonne traduction se doit de respecter cette nuance. La redite n’est pas textuelle, mais sémantique. On dit la même chose avec des mots sensiblement différents qui modifient légèrement le sens de la redite et annonce le vers suivant. La lecture française est donc laborieuse et nous oblige à mesurer l’écart entre les deux vers si proches l’un de l’autre. Cette redondance crée une sorte de récit figé, dont le principe narratif touche plus à la contemplation qu’à l’action.
Bardes récitant le Kalevala
Mais ce ne serait rien si la langue finnoise n’avait pas quelques particularités que le français ignore. Elle utilise de nombreux affixes qui modifient la racine du mot en lui insufflant une action. La traduction française ne peut donc procéder que par des périphrases assez lourdes. Un infixe, par exemple, intégré au mot maison, signifie en un seul mot qu’on « est en train de sortir de la maison » ! Il en résulte une traduction souvent très lourde ne faisant pas suffisamment passer cette notion de mouvement pourtant essentielle aux propos du Kalevala.
Je reste convaincu que la pensée et ses tournures sont, en partie du moins, conditionnées par la langue. L’idéal serait donc de pouvoir penser en finnois pour saisir toutes les subtilités de sa poésie. L’œuvre gagnerait sans doute en couleur, en mouvement et en tension dramatique. Là encore, la musique peut nous être d’un véritable secours à condition d’être disposé à ouvrir nos oreilles à d’autres systèmes que les nôtres. En effet, la musique de Sibelius et de ses compatriotes finlandais possède intrinsèquement cette faculté, dans ses harmonies, dans ses mélodies et même dans ses orchestrations , de nous faire ressentir ce phénomène transitoire. Les harmonies classiques sont truffées de dissonances qui rendent les accords transitoires, exactement comme l’infixe le fait pour le mot. Les mélodies, dites runiques (le mot finnois « runo » signifie poésie et accepte donc une nuance avec le sens habituel du mot dans l’esprit germanique) sont brèves et redondantes comme la déclamation des bardes. Quant aux orchestrations si surprenantes de Sibelius, elles témoignent de la volonté d’exprimer l’essence de l’expression tragique, dramatique ou pastorale. Elle est de ce fait l’émanation de la nature même si importante pour le Kalevala.
On le voit, aborder le Kalevala et les œuvres qui l’illustrent est une démarche subtile. Mais elle nous enrichit par ses tournures et sa profonde vérité. Le Kalevala atteint à l’universalité, bien au-delà de ses premières motivations nationales. C’est bien pour cela qu’il est un écrit populaire au vrai sens du terme et que, par ses nombreuses traductions, il est devenu, comme d’autres épopées, l’émanation de l’essence du monde.