Guerres et Paix…

 

En cette année qui voit de nombreuses commémorations touchant à la Grande Guerre ou à la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas inutile de revenir sur une oeuvre emblématique du XXème siècle, la Sinfonia da Requiem de Benjamin Britten (1913-1976). L’homme, profondément pacifiste, refusait toute forme de violence, d’exclusion ou de persécution. Il resta aujourd’hui l’un des plus grands artistes du siècle dernier. Son message, rempli d’un humanisme profond, n’a pas toujours plu.

 

 

 

Si son gigantesque War Requiem commandé pour la consécration de la reconstruction moderne, suite à son bombardement durant la guerre, de la cathédrale St Michael à Coventry en mai 1962, a recueilli un succès considérable, c’est qu’il dénonçait, de manière ostensible, les ravages humains terribles qui avaient accompagnés les deux grands conflits du siècle.

 

 

 

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La Cathédrale moderne de Coventry

 

Le second, par les circonstances et la réhabilitation d’une cathédrale, moment particulièrement affectif puisqu’on n’avait plus construit de cathédrale en Angleterre depuis bien longtemps, le premier, parce qu’il interposait, entre le traditionnel texte du Requiem latin, les poèmes de Wilfred Owen (1893-1918) tué dix jours avant l’Armistice sur le front de l’Ouest.

 

 

 

De tous les poètes britanniques de la Première Guerre mondiale, Owen est celui qui a, d’une manière parfois très dérangeante, retiré à la guerre tout sens de justice et de gloire. Il déclarait: « Mon sujet c’est la guerre et le malheur de la guerre. La poésie est dans le malheur ». Britten était en phase avec ce propos et écrit là l’une de ses œuvres les plus poignantes, certes, mais c’est oublier qu’il avait déjà, bien avant 1962, dénoncé les horreurs et les dévastations humaines de la guerre dans une oeuvre… plutôt mal reçue! 

 

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Wilfred Owen

 

En septembre 1939, Britten reçut une commande du gouvernement japonais pour une œuvre en l’honneur du 2600ème anniversaire de la famille impériale. La Seconde Guerre mondiale avait déjà commencé, mais le Japon ne s’y était pas encore engagé. Britten produisit sa plus importante œuvre jusqu’alors la Sinfonia da Requiem, une peinture terrible de l’horreur et de la misère de la guerre.

 


 Dies Irae


 

Elle fut refusée avec indignation par le gouvernement japonais qui déclara que l’utilisation par Britten des références liturgiques chrétiennes était une insulte (ceci bien que l’autorisation de les utiliser lui avait été accordée). Il est probable que c’est le contenu sinistre de la pièce qui a rendu l’œuvre inacceptable à ses commanditaires. Elle fut jouée pour la première fois le 29 mars 1941 à New York, sous la direction de John Barbirolli.

 


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 Picasso, Guernica


Britten était un pacifiste convaincu. Son dégoût pour tout ce qui touche de loin ou de près à la violence était bien connu. Une grande part de son œuvre plaide justement pour la prise de conscience de l’horreur des guerres et des violences en tous genres. C’est sans doute une des raisons de son amitié avec son collègue soviétique Dmitri Chostakovitch. Les deux hommes ont probablement senti, bien que vivant dans des univers très différents, le rôle que l’art et la musique en particulier pouvait tenir en matière de dénonciation des injustices et des oppressions.

Les moyens musicaux mis en œuvre sont d’ailleurs parfois fort proches dans les climats désolés et sombres, dans les épisodes guerriers remplis de déflagrations terribles et dans une proximité d’orchestration flagrante. Ils nourrissent d’ailleurs l’un et l’autre une forme de pessimisme réaliste sans, pour autant, perdre confiance dans l’être humain. Il existera toujours des hommes capables d’entendre et de comprendre le désarroi de ceux qui souffrent. De là fonder une utopie sans guerre ni violences, il y a un grand pas que les deux hommes ne franchiront pas.

La Sinfonia da Requiem est un triptyque joué sans interruption plutôt qu’une véritable symphonie. Les caractères et les titres des mouvements rappellent des sections de la Messe de Requiem et forment un bref requiem instrumental en temps de guerre.

L’ouverture « Lacrymosa » est une grande marche funèbre scandée dès son début par les déflagrations dévastatrices des timbales et de la grosse caisse renforcés par les basses de l’orchestre. Dans un decrescendo rapide, la marche débute vraiment déployant son motif douloureux. Les larmes et les soupirs, les lambeaux de sons et les plaintes s’élèvent comme le gémissement des victimes sous la pesante marche inéluctable et mortifère. Rappelant celles de Mahler et annonçant mouvements lents de Chostakovitch, elle se disloque en une désertique et sinistre impression d’errance. Dans un silence glacial, une énorme spirale ramène la marche avec son lot de dissonances. La dynamique culmine alors avec le retour de la grosse caisse et les déflagrations identiques au début de la pièce. L’univers semble vaciller et on se remémore facilement le fameux motif rythmique (motto) de la terrible Sixième de Mahler.

 

 

 

Le deuxième mouvement débute de manière imperceptible par une rythmique à contretemps. Le « Dies Irae », c’est son nom fait vite ressortir des solos de cuivres qui sonnent comme autant de charges militaires. Nous sommes plongés au cœur du champ de bataille. C’est bien une ambiance d’apocalypse que Britten nous réserve. Pas de repos, un orchestre cuivré et percuté, un xylophone (là encore, annonçant Chostakovitch). Le combat est si intense qu’on ressent le vertige de l’effondrement du monde…et c’est bien de cela qu’il s’agit. A bout de forces, l’orchestre se démembre, ralentit, se fait silencieux, comme un immense cri inaudible.


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Guernica après le bombardement


Dans le silence tragique s’élève doucement une mélodie paisible en forme de sarabande. C’est en fait une berceuse presque angélique suspendant le temps. Endormir l’enfant du monde, lui réserver une place au calme et à l’abri, voilà le propos d’un orchestre animé par le balancier de la harpe. Les cors tiennent longtemps les sons et les bois, par-dessus, chantent la berceuse. L’émotion nous prend à la gorge car nous avons conscience d’assister là au vrai « Requiem Aeternam », le titre de ce final. Au centre de la pièce, une nouvelle mélodie désolée, désertique et glaciale, crée l’ambiguïté. Mais la berceuse, comme rédemptrice revient. Elle sonne un peu faux. Elle n’excuse rien, elle appelle au souvenir, à la mémoire…et au repos. La musique s’éloigne, comme l’âme ravie, quelques pizzicati, à la frontière du silence débouchent sur l’éternité. Autant de vies enlevées, autant de désarrois et de disparus… pourquoi ?