Parmi les nombreuses merveilles que nous offre la musique, nous en chérissons tous certaines plus que d’autres. Ce sont celles qui nous touchent au plus profond de nous-mêmes, celles qu’on emporterait sans hésiter sur une île déserte…
Je crois que mes valises seraient bien remplies de partitions et qu’il me serait impossible de me limiter à quelques œuvres. Une chose est certaine. J’emporterais le quatorzième quatuor de Beethoven que je présentais cet après-midi au cours à l’U3A. Entre tous, c’est celui qui me remue le plus et, chaque fois que je l’écoute, je ne peux m’empêcher de le trouver génial et profondément essentiel.Le fameux quatuor, en ut dièse mineur opus 131, fut composé entre 1825 et 1826. Beethoven confiait ses dernières pensées musicales, dans le silence de sa surdité, à cette formule instrumentale qu’il avait déjà maîtrisée depuis longtemps. Comme si les quatre cordes permettaient la dématérialisation du son et l’extrême affinement de sa pensée créatrice pour le reste abondante en cette époque, cette musique semble sortir et être générée par le silence lui-même. Le propos du maître, très élaboré, presque philosophique est le résultat de ses dernières recherches sur la forme musicale en tant que réceptacle d’un contenu sémantique complexe.
La forme de l’œuvre a de quoi déconcerter. Ses proportions aussi. Constitué de sept mouvements qui doivent s’enchaîner sans pause, il commence par une fugue d’apparence austère, dans le style de Bach, qui se révèle vite intemporelle et très expressive. Elle est suivie par un rondo concis et bref, rayonnant dans toute sa pureté et chantant son refrain comme une hymne de vie. Vient ensuite un bref récitatif plus grave qui sert surtout à introduire le grand mouvement central, un thème suivi de sept variations. Beethoven pratique beaucoup cette formule au cours de sa carrière, mais laisse ses plus grands chefs d’œuvres en la matière dans ses pièces tardives pour piano (Variations Diabelli, Final de la sonate n°30 et Arietta de la dernière sonate opus 111). Le but n’est pas de faire joujou avec une jolie mélodie, mais de construire un véritable parcours initiatique à travers les transformations de l’organisme premier et originel qu’est le thème.
C’est dans la sixième variation que le démantèlement du thème est le plus avancé, créant une longue plage presque immobile, prémonition d’une éventuelle éternité. Après l’avoir reconstitué dans une émotion plus sombre, une coda douce et chantante clos cette merveille et débouche sur un scherzo presque violent dans le contraste dynamique et rythmique qu’il offre avec les variations. En guise de sixième mouvement, Beethoven nous plonge dans la douleur humaine extrême. Un Adagio rempli de rythmes pointés, d’imitations entre les voix et de dissonances abruptes avant que le final, de forme sonate et titanesque dans son combat, ne reprenne le leitmotiv du compositeur dans sa lutte journalière contre le destin. L’œuvre s’achève fortissimo par des épisodes fugués, sorte de miroir lointain et déformé de la paisible fugue initiale ressentie comme le modèle à atteindre, mais désormais si loin, dans un combat prométhéen.
Deux éléments doivent à mon sens être commentés un peu. D’abord cette curieuse structure. Sept mouvements, sept variations au mouvement central, mais surtout le sentiment que la forme s’est inversée par rapport aux habituelles structures des sonates. Dans la logique beethovenienne, on passe des ténèbres à la lumière et pas l’inverse. La lutte évoquée ne termine presque jamais une œuvre, elle l’ouvre. …Et d’ailleurs, un rondo n’arrive jamais en début d’œuvre, une fugue non plus (sauf plus tard, chez Chostakovitch, par exemple). Le parcours temporel est donc inversé. On part de l’éternité que semble nous dispenser cette fugue en reprenant les principes des grandes réalisations de Bach, on entrevoit l’espace éternel (comme dans le fameux Praeludium de la Missa Solemnis qui influencera le Parsifal de Wagner), puis, progressivement on rentre dans le temps et la tragédie humaine.Ensuite, Beethoven agit comme si toute la pièce s’articulait autour du reflet d’un miroir de la réalité. Il nous propose l’envers du miroir, comme si déjà, nous pouvions observer le temps humain depuis l’éternité de la fugue. Sentiment très étrange en effet, encore renforcé par la présence du grand thème varié qui est le miroir du quatuor (ça se complique !).
Mais non ! Rappelez-vous les époux Arnolfini de Jan van Eyck et le jeu du miroir qui dévoile l’autre côté du décor, celui que nous ne voyons pas mais qui donne tout son sens à l’oeuvre.
La peinture représente deux époux, main dans la main qui semblent poser pour le peintre. L’épouse est enceinte. Un petit miroir mural, placé sur le mur du fond de la pièce reflète non seulement le dos des époux, mais aussi deux personnages qui se tiennent dans l’ouverture de la porte de la chambre. Qui sont ces personnages ? Que viennent-ils faire ? Peu importe pour nous aujourd’hui. Les historiens de l’art ont proposé plusieurs hypothèses possibles. Ce qui nous importe, c’est que ce miroir nous montre une autre image de la réalité, comme le quatuor à partir de la sixième variation du mouvement central. Les apparences sont parfois trompeuses.
Regardez-vous vraiment dans un miroir. Ce que vous observez ne correspond pas toujours à ce que voudriez voir. Votre être intérieur imagine un idéal que le reflet physique ne vous montre pas. Cela nous ramène à notre condition d’être humain et à nos combats de tous les jours. C’est la différence qu’il peut exister entre notre vie intérieure, notre image intime et celle que tout le monde peut voir. Beethoven était un homme tourmenté, sourd, hirsute, au corps souvent malade, mais empli d’une vie intérieure riche, dynamique et utopique !
Détail de la Tentation de Saint Antoine de Jan Mandyn (vers 1550)
Le bonheur tout intérieur du début du quatuor, en se dirigeant vers le miroir central du thème varié se transforme progressivement. Lorsqu’il sort de l’autre côté, il est redevenu la scène quotidienne de l’homme hanté par ses démons et ses luttes incessantes contre le temps. Le quatuor se présente donc comme un parcours initiatique à l’envers, sorte de retour vers la condition humaine après avoir goûté les joies de la libération. Il est aussi cette vision du spectateur qui après une première observation de la toile du peintre prend conscience d’une réalité différente, déformée par un miroir. C’est en regardant le miroir qu’on comprend la totalité de la scène… et elle est tragique !. On écoute cette œuvre magistrale comme la leçon de vie d’un homme qui, toute son existence durant, a cherché à exprimer par sa musique son idéal philosophique. Il y arrive ici par les moyens expérimentaux prodigieux et inattendus pour notre plus grande émotion.
Magnifique cet article.