Erlkönig

Dans le langage musical, on est parfois amené à utiliser des termes issus de langues étrangères et presqu’intraduisibles en français. Ainsi, le jargon musical semble complexe, ardu et accessible seulement à quelques initiés qui conservent jalousement ces termes en les replaçant dans des conversations anodines, croyant, par là, montrer leur supériorité culturelle sur leurs semblables. Nous en avons tous été témoin/victime un jour ou l’autre. Il va sans dire que je me suis toujours insurgé contre cet « élitisme » ridicule et que bon nombre de mes billets sur ce blog témoignent, au contraire, d’une volonté de rendre l’art et la musique à tout le monde… d’en parler avec des mots compréhensibles par le plus grand nombre. C’est notre patrimoine et il est à tous !

Pourtant, on ne peut pas échapper complètement à la terminologie et il nous faut parfois admettre que le mot juste, fût-il emprunté à une langue étrangère, peut rendre très exactement un concept présent dans certaines formes de l’art. C’est donc sans snobisme et sans manière que j’explore aujourd’hui le sens d’un mot très utilisé dans l’art de la mélodie et du lied, je suis amené à l’utiliser très fréquemment lors de mes cours, l’adjectif allemand « durchkomponiert ».

Le sens de ce terme est généralement rendu en français par les expressions « composition continue » ou « œuvres composées de part en part ». Peu représentatives, ces traductions semblent ne rien vouloir dire, puisqu’une œuvre musicale est toujours continue et composée de part en part. Le terme peut cependant s’appliquer à un grand nombre d’œuvres de la Renaissance, de l’époque baroque ainsi qu’à une multitude de pièces narratives. Pourtant comme je le signalais plus haut, c’est surtout le lied et la manière de mettre en musique un texte poétique qui en trouve la meilleure et plus simple application.

On dira qu’un lied « durchkomponiert » désigne une mélodie qui suit au plus près le déroulement du texte. Cette forme implique d’abord un renoncement aux formes traditionnelles de la mélodie chantée (strophiques, couplet-refrain, …). Le but d’une telle entreprise est de préserver la progression dramatique ou psychologique d’un texte poétique en construisant une musique sur mesure. Ne perdons pas de vue qu’il ne s’agit nullement de soumission de la musique à la poésie, ni de son inverse, mais d’un parfait équilibre entre les deux.

Schubert Erlkonig, von Schwind (1860).jpg

M. von Schwind, Le Roi des Aulnes (1860)

 

C’est Schubert qui a, le premier et sans doute le mieux, utilisé ces formes au sein du monde du lied. Son fameux Erlkönig (1815) (le Roi des Aulnes) constitue un des exemples les plus célèbres et les plus efficaces. Gros plan donc !

Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent?
C’est un père et son enfant;
Il serre bien le garçon dans ses bras,
Il le tient en sécurité, il lui tient chaud.

« Mon fils, pourquoi caches-tu ton visage avec tant de peur?
— Ne vois-tu pas, père, le roi des aulnes?
Le roi des aulnes avec sa couronne et sa traîne?
— Mon fils, c’est un banc de brouillard.

— Toi, cher enfant, viens, viens avec moi!
Je jouerai avec toi de bien beaux jeux;
Sur la grève il y a [maintes fleurs multicolores]
Ma mère possède de nombreuses robes d’or.

— Mon père, mon père, n’entends-tu pas,
Ce que le roi des aulnes me promet à voix basse? »
— Sois tranquille, reste calme, mon enfant:
Le vent murmure dans les feuilles mortes.

— Bel enfant, veux-tu venir avec moi?
Mes filles doivent déjà t’attendre;
La nuit mes filles conduisent la ronde
Elles te berceront et danseront et chanteront.

— Mon père, mon père, ne vois-tu pas là-bas
Les filles du roi des aulnes en ce sombre lieu.
— Mon fils, mon fils, je le vois bien:
Ce sont les vieux saules qui paraissent si gris.

— Je t’aime, ton joli visage me charme;
Et si tu ne veux pas, j’emploierai la force ».
— Mon père, mon père, à présent il m’attrape!
Le roi des aulnes m’a fait mal! »

Cela épouvante le père, il va au grand galop,
Il tient en ses bras l’enfant qui gémit,
Il arrive dans la cour avec peine et misère:
L’enfant dans ses bras était mort.

 

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Schubert l’aurait composé dans une intense exaltation : « Soudain, il s’assit et en un instant, aussi vite qu’on peut écrire, la magnifique ballade était sur le papier ». Souvenirs sans doute embellis de l’un des amis de Schubert, Joseph von Spaun, témoin oculaire de la naissance du Roi des Aulnes. Difficile de croire que l’œuvre, très sophistiquée, ait été composée aussi vite. Mais, et n’est-ce pas là aussi la caractéristique de Mozart, Schubert concevait les œuvres intérieurement dès l’analyse du poème, avant d’en coucher la musique, toute prête, sur le papier. Erlkönig est en tous cas, le reflet d’une urgence créatrice. Trois versions ont précédé la version définitive qui sera publiée sous le numéro d’opus 1 en 1821. Ainsi, on découvre que la spontanéité de la composition dont témoigne von Spaun n’a nullement satisfait l’auteur qui remania de manière conséquente les parties pour en rendre la progression dramatique plus crédible et plus naturelle.

Schubert, Erlkonig, manuscrit.png

 

Il semble à première vue impossible d’analyser une œuvre aussi libre et réfractaire à tout schéma préétabli. Une telle pièce doit être approchée par le mélomane sans idée préconçue et l’analyste doit pouvoir admettre l’échec de ses plans et structures fondamentales. La technique d’analyse doit donc s’inventer au fur et à mesure de l’observation de l’œuvre.

Le poème de Goethe, ballade romantique qui retrace les efforts désespérés d’un père tenant son fils agonisant et délirant dans ses bras pour l’emmener chez un médecin avant l’issue fatale, met en scène trois personnages (le père, l’enfant et le roi des aulnes, incarnation de la mort qui cherche à attirer l’enfant), et un narrateur assurant l’exposition première et la péroraison récitative. L’idée d’une chevauchée angoissée est rendue par un ostinato de notes répétées en triolets et par un motif obsédant, une portion de gamme suivie d’une retombée en arpège descendant formé de noires piquées (très détachées). Si cet accompagnement a marqué Wagner qui s’en est inspiré pour le début de la Walkyrie et Liszt pour le final de sa symphonie Faust, c’est qu’il incarne une rhétorique profondément tragique. Chez Schubert, ce mouvement parcourt tout le lied et ne s’arrête, essoufflé, que trois mesures avant la fin, pour l’ultime phrase en style récitatif (à l’imitation du langage parlé), issue tragique de la chevauchée.

Schubert Erlkonig, Motif.PNG

 

Si la tentation est forte de se représenter le Roi des Aulnes comme une scène reprenant plusieurs sections, force est de constater que la ballade se déroule apparemment en une seule coulée. Ainsi, le sentiment de continuité et de liberté formelle que suscite le lied provient de l’ostinato qui le parcourt entièrement et d’une grande souplesse mélodique découlant d’un style à la fois régulier et imprévisible. Chaque phrase nouvelle du chanteur semble déduite de la précédente. Exception, cependant : « Mein Vater », employé trois fois (strophe 4, 6 et 7) de plus en plus aigu qui semble montrer avec force dramatique la montée de la terreur de l’enfant.

Si l’ostinato rythmique ne s’interrompt jamais, il prend par deux fois des allures spécifiques aux deux premières interventions du roi des aulnes. La première fois en donnant à la main droite du piano des accords saccadés en contretemps, la seconde en donnant à la main droite des arpèges se développant sur l’ostinato de la main gauche. Ces moments constituent deux lieder dans le lied, parenthèses séduisantes, promesses de douceur que la mort fait à l’enfant, haltes dans l’avancée inexorable dont les sorties redoublent le caractère effrayant de la pièce.

Schubert, Erlkonig, arpèges de la mort.PNG

 

Le parcours tonal ne se réduit pas non plus à un plan usuel. Les modulations, souples, ne se laissent pas facilement deviner. Elles sont pourtant autant d’éclairages différents. Mais c’est pourtant encore lors des interventions du roi des aulnes que la tonalité (si bémol majeur) semble se fixer, se stabiliser pour la première fois. Créant un climat plus calme, charmeur même, et renouant avec l’incertitude tonale lors des autres épisodes renforçant de la sorte l’agitation et l’effroi. La deuxième intervention de la mort se fait même dans le ton rassurant mais plus pressant de do majeur. Mais les glissements chromatiques reprennent de plus belle. Le point culminant se fait sur ré mineur, suave mais fortissimo (ré mineur, tonalité traditionnelle des requiem et de l’idée de la mort). Mais le plus fort, c’est que Schubert reproduit un plan tonal qui est semblable à celui de son motif principal : sol mineur (mesure 1), si bémol majeur (mesure 55), do majeur (mesure 87), ré mineur (mesure 112),  mi bémol (mesure 117), ré mineur (mesure 123), Si bémol majeur (mesure 124) et enfin, sol mineur (mesure 131). Le plan tonal ne fait donc que projeter à grande échelle le motif unificateur de la pièce.

Schubert, Erlkonig, récitatif final.PNG

 

Le piano se fait l’incarnation de la tempête des éléments et des âmes. Prodigieuse prise de pouvoir de l’instrumental, le clavier dépossède à son profit les mots et la mélodie de leur fonction d’évocation. Le narrateur se borne alors à déclamer les mots du poème. Alors, les trois autres personnages se mettent en action. Le plus inutile, d’abord, le père, qui dans sa course effrénée, ne parvient ni à rassurer son enfant, ni à conjurer la mort, ni encore à atteindre le but de sa chevauchée. Chacune de ses interventions sonne comme un glas et aucune n’occupe une place déterminante dans la structure temporelle de l’œuvre. Au contraire, la plainte de l’enfant, très éprouvante, divise par son cri le plus effroyable, le morceau en deux parties égales. Sur les mots : « Mon père, mon père, n’entends-tu pas ce que le Roi des Alunes me promet à voix basse ? » une dissonance fortissimo, criarde et bouleversante. À chaque intervention, l’enfant se fait plus aigu, plus terrorisé. Mais c’est la mort elle-même qui tient la place la plus importante ici. Elle occupe la place de choix, celle de la proportion générée par le nombre d’or. Ainsi, par sa forme, le lied procure ce sentiment inéluctable, incontournable et rejoint, par d’autres moyens, le même sens que le célèbre « la Jeune fille et la mort ». Efficacité absolue… !

On le voit donc, une forme durchkomponiert ne présente pas de retours de sections entières, mais les brèves allusions thématiques sont fréquentes en fonction de la rhétorique de la pièce. Elle n’a donc aucune structure préétablie, son esprit libre la rapproche parfois de la forme improvisée. Elle est loin de l’être et la logique compositionnelle, celle qui nous permet de mieux mesurer la force psychologique de l’œuvre, trouve d’autres lois qu’il nous faut découvrir. Le compositeur la choisit donc lorsqu’aucune autre forme ne peut exprimer l’esprit d’un texte, lorsqu’il faut absolument traiter en temps réel les événements qui se placent sur la ligne du temps de l’œuvre afin de répondre le plus directement possible à la force dramatique du texte. Ce style durchkomponiert est sans doute l’un des plus complexes à mettre en œuvre de manière équilibrée car il ne possède aucun modèle préétabli, il doit se plier à la nécessité individuelle et être traité au cas par cas.