Rhétorique de l’instant

 

De tous temps, les artistes ont voulu représenter le souffle de la vie dans leurs œuvres. Chaque discipline possède ses propres techniques et ses particularités représentatives. Ainsi, les arts iconographiques sont forcés de fixer un moment avec l’impossibilité de le faire durer. J’ai déjà évoqué ce phénomène plusieurs fois car il me fascine.

 

Ce n’est pas tant l’impossibilité du temps qui me touche dans la peinture que la volonté des artistes de donner une direction, une suggestion du mouvement. Précédant en cela l’art cinématographique qui pourra montrer l’image dans la continuité de son mouvement donc du temps, les artistes d’époques reculées ont rivalisé d’astuces pour nous faire parvenir cette étrange sensation d’un passé, d’un présent et d’un futur dans leur œuvres. L’œil distingue le moment représenté, mais le cerveau projette, par sa logique et l’expérience, le devenir de l’œuvre ainsi que son histoire.

 

Ainsi cette fameuse « parabole des aveugles » de Pieter Bruegel, détrempe sur toile, 1568.


 Bruegel, Parabole des aveugles


Nous pourrions arrêter notre observation en décidant que le peintre a décidé de nous montrer un instant choisi de cette parabole. La phrase de Saint Matthieu que le peintre illustre est celle-ci : « Si un aveugle conduit d’autres aveugles, ils tomberont tous dans le fossé ». Nous comprenons immédiatement que l’énoncé est poly sémantique. L’image première représente ce cortège des aveugles qui, pour ne pas se perdre, se tiennent l’un l’autre et évoluent à tâtons jusqu’à la catastrophe. La seconde se veut plus spirituelle et philosophique. Elle évoquerait d’ailleurs des sectes obscures qui passent à côté du vrai message que Saint Matthieu défend. Dans une troisième acceptation plus large, cette fois, la parabole des aveugles est un enseignement de la vie et du parcours que nous y faisons.

 

D’un point de vue strictement pictural, Bruegel a décidé de placer la scène dans la nature, à proximité d’un village dont l’église est le symbole. Manifestement, les personnages ont décidé de quitter le village et, forcément, l’église qui les protégeait spirituellement. Ils s’en vont donc à travers champs, longeant sans doute un fossé dont nous distinguons le bord à l’avant plan gauche.


Bruegel, Parabole des aveugles 4Bruegel, Parabole des aveugles 2


Rapidement, notre regard s’attarde à l’événement principal. De part et d’autre d’une zone vide qui remonte verticalement vert le clocher de l’église et située dans un rapport de nombre d’or par rapport à la toile, nous voyons deux aveugles en train de perdre l’équilibre. La métaphore du vide par l’éloignement du clocher et la rupture qui s’opère dans le cortège sont de même nature. Les visages douloureux et surpris ajoutent à la catastrophe. Il est sur qu’ils vont tomber tous l’un après l’autre.



Bruegel, détail

Même si le peintre nous montre que plus on remonte la file des aveugles, moins la catastrophe est prévisible, notre expérience nous dit que, dans le futur proche, tous seront par terre. En montrant le présent, l’artiste nous laisse deviner le futur. Mais il nous montre aussi le passé. Pour cela, nous devons nous diriger vers l’extrême droite du tableau.


 Bruegel, Parabole des aveuglesdétail3


 

Le conducteur du convoi est déjà par terre. Couché sur le dos, il a perdu, semble t-il tout contact avec le monde et paraît même être incapable de se relever pour éviter la chute des autres. Son inconscience l’a mené dans une situation bien précaire. Ce passé, est la cause qui crée l’effet dans le présent et ses conséquences dans le futur. La ligne directrice du temps est curieuse puisqu’elle traverse le tableau de gauche à droite, simulant l’écoulement du temps dans la représentation linéaire que nous en avons souvent. L’axe central est le lieu exact du présent. La perte d’équilibre y commence clairement. Les deux lignes situées au nombre d’or sont, à gauche, la limite de la perception de la catastrophe imminent et, à droite, la notion de vide et de distance par rapport à l’église du village. Dans cette dernière section, le chaos prend des proportions irréversibles. Toute la partie gauche de la toile représente d’une certaine manière le présent qui ne soupçonne pas encore la futur, tandis que la partie droite un présent qui mesure l’erreur du passé.


 Bruegel, Parabole des aveugles Lignes 3

L’artiste, dans l’immobilité physique de sa toile est donc bien capable de nous faire sentir le mouvement et le temps. Le passé, le présent et le futur se télescopent dans notre cerveau et nous montrent le « film » de la parabole. Oui, l’artiste a choisi un instant précis, mais il a sélectionné, dans sa recherche cinétique celui qui pourrait le mieux possible nous laisser entrevoir le déroulement du temps. A une époque où la science n’est pas encore parvenue aux notions toutes modernes d’espace-temps et d’entropie (terme de la thermodynamique qui signale l’évolution vers un état de chaos croissant), Bruegel, dans un souci didactique et d’édification, a réussi à nous faire réfléchir sur le sens de la vie, sur l’aveuglement dont nous souffrons tous plus ou moins et sur les conséquences désastreuses du dit aveuglement. Même en dehors du contexte religieux, l’art se fait réflexion sur la vie et sur le temps.