Arabesques!

Les Arabesques (1890) sont les deux premières œuvres pour piano à deux mains de Claude Debussy (1862-1918). Elles passèrent inaperçues avant de devenir très célèbres à partir de 1906. Le succès fut tel qu’il fallut les réimprimer de nombreuses fois (elles n’avaient été tirées qu’à 400 exemplaires à l’origine) et qu’elles bénéficièrent (ou pâtirent!) de nombreux arrangements pour les instruments les plus divers et même pour orchestre.

Leur titre, très poétique, évoque d’une manière imprécise le monde arabe et relève de l’orientalisme. Le mot englobe donc des désignations très variées. De l’adjectif italien arabesco « arabe, qui est propre aux Arabes », l’arabesque désigne donc une sorte d’ornement dont on a attribué l’invention aux Arabes et qui consiste en des entrelacements de lignes courbes inspirées de feuillages, de fruits, de fleurs, d’animaux, etc., assemblés le plus ordinairement d’une manière capricieuse et sans autre dessein que celui de former un enchaînement agréable à l’œil. Par extension, le substantif désigne aussi tout ce qui rappelle ces ornements artistiques.

L’arabesque est identifié en Occident dès le XVe siècle comme caractéristique des Arts de l’Islam.

 

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Lunette décorée en céramique d’Iznik (1570-1575)

 

On le trouve également dans d’autres cultures. Cet ornement, graphique ou en relief, est présent dans tous les arts visuels. Son caractère ornemental provient d’effets de symétries ou de jeux de courbes qui évoquent des formes végétales, souvent entrelacées. Ces motifs sont parfois composés aussi de figures fantaisistes ou de stylisation du monde réel même si la représentation de ces dernières était déconseillée par l’Islam, ce qui explique sa fréquence plus importante dans le monde chrétien.

Mais le mot arabesque, par extension, a fini par désigner, tout simplement, la ligne sinueuse. Ainsi, dans le monde Occidental imprégné de l’héritage orientaliste le terme désigne des jeux de courbes libres, souples, flexibles en valorisant la sensualité et l’énergie générées par des courbes et contre-courbes provenant du monde végétal et plus généralement de la nature vivante mais de manière très stylisée. Victor Horta, dans le style Art nouveau, par exemple, utilisa l’arabesque pour donner à ses ferronneries et à ses motifs ornementaux toute la souplesse et la sensualité qui caractérise ses œuvres. Ainsi ces magnifiques arabesques en ferronnerie d’art et peintures dans la cage d’escalier de l’hôtel Tassel à Bruxelles. Nous sommes bien à la même époque que nos Arabesques de Debussy qui déploient l’équivalent sonore des courbes de l’architecte belge.

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Par analogie, en danse classique, l’arabesque est une pose inspirée de motifs orientaux tels qu’on peut les observer ci-dessus dans laquelle le danseur ou la danseuse, en appui sur une jambe, lève l’autre tendue à l’arrière, un bras vers l’avant prolongeant la ligne de la jambe levée. Le deuxième bras est le plus souvent perpendiculaire au premier (de côté). Il peut cependant paraître placé vers l’arrière si la danseuse avance son épaule dans la direction du bras provoquant une légère torsion du buste. Emprunté à l’arabesque des arts plastiques, le terme apparaît au début du XIXe siècle et désigne, selon Carlo Blasis (1797-1878), danseur, chorégraphe et théoricien de la danse italien, l’évolution de danseurs et danseuses « s’entrelaçant de mille manières » et évoquant les bas-reliefs antiques.

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Danseuse, première arabesque.

C’est dire l’imaginaire déjà typique du Debussy plus tardif qui anime cette première Arabesque, désormais si célèbre. Le musicologue Léon Vallas comprenait bien cette pièce dans le sens du mouvement et du geste : « sa souplesse fait songer à la brillante légèreté des ballets de Delibes ». Mais cette élégance et ce raffinement ont surtout le pouvoir de susciter en nous des images. La liaison entre les arts visuels et auditifs est ici une clé pour la compréhension de l’émotion qu’elle suscite en nous.

Observez comme dans cette superbe animation, le concepteur a véritablement cherché à représenter les mouvements de la musique et où, par des mouvements d’une richesse formidable, chaque voix (basse, accompagnement en arpèges et chants) glisse, coule et déploie ses sortilèges. Une émotion tout autant visuelle que sonore!

De forme ternaire, A-B-A’, la pièce, Andantino con moto (un peu allant avec mouvement), déploie d’emblée tout son mystère, celui d’un idéal tempo. Ni trop vite, on passerait à côté des courbes, des chants et des contrechants, ni trop lente, on briserait le mouvement continu. Ce tempo doit donc être senti plus que mesuré. Les courbes premières proposent une assise rythmique et harmonique. Elles ouvrent la voix au chant qui vient littéralement flotter sur cette base en mouvement. Très vite, un trois contre deux, embryon de polyrythmie, vient accentuer l’aspect souple et sensuel. Telle une fontaine, un jet d’eau, les sons jaillissent libres et reforment la ligne de chant, classique, parfois très proche de Jules Massenet.

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La partie centrale, Tempo rubato, un peu moins vite, explore les couleurs du piano dans une liberté de tempo presque totale. On y retrouve vite les jaillissements liquides entrecoupés d’accords à l’harmonie parfois audacieuse qui supportent une sorte de récitatif qui dérive vers une immobilité et un statisme contemplatifs.

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C’est alors de retour de la première partie, limpide, fluide à souhait qui vient, après avoir distillé ses chants enivrants et ses arabesques tournoyantes, clore cette superbe perle de quelques minutes, archétype d’une forme de correspondance des arts et de fusion des sens. Superbe !