Aimer Bartók…!

La musique de Béla Bartók (1881-1945) reste difficile à aborder pour le mélomane. Il fait peur … et pourtant, il figure parmi les plus grands et les plus attachants musiciens du XXème siècle. Alors, il suffit de se laisser aller et de commencer par les œuvres les plus accessibles comme le Concerto pour orchestre, sublime pièce orchestrale de la fin de sa vie que je commentais cet après-midi à la Bibliothèque des Chiroux, ou les recueils du Mikrokosmos pour piano qui présentent pas moins de 153 pièces pour piano de toutes formes et de toutes les difficultés (depuis les brèves pièces pour débutants jusqu’à celles qui mettent en oeuvre une virtuosité extrême). 

 

Mais je crois, comme toujours, que situer l’homme dans sa démarche contribue aussi à le rendre proche de nous et peut offrir quelques portes d’entrée pour sa musique. Pour sa biographie, je vous renvoie à l’excellent petit ouvrage de Pierre Citron édité par Seuil dans la collection Solfèges ou à l’ouvrage de référence en français, plus conséquent, de Claire Delamarche chez Fayard.

 

Bartok livres.png

La seconde moitié du XIXème siècle, encore fortement dominée par la musique germanique, voyait cependant apparaître de plus en plus de courants nationalistes. Dans l’esprit romantique et la volonté de s’exprimer en tant qu’individu, il s’agissait de retrouver les racines de sa propre identité, masquées par tant de décennies de domination des grands empires. Dans tous les domaines de l’activité humaine, de gros moyens ont alors été mis à la disposition des savants pour retrouver ce patrimoine linguistique, folklorique et culturel. Les artistes ne sont pas en reste et s’ouvre à une nouvelle discipline de la musicologie centrée sur le matériau musical à la base d’une culture déterminée : l’ethnomusicologie. On en connaît les résultats et l’impact sur la musique des pays de l’Europe entière. Mais on assimile trop souvent cette démarche scientifique et ses retombées artistiques à un besoin de « couleur locale », un désir d’exotisme, et même, dans certains cas à un populisme réducteur (l’Union soviétique ira jusqu’à obliger les compositeurs du régime à utiliser le folklore russe dans le cadre de la « musique prolétaire » prônée par Staline et générant ainsi nombre d’œuvres complètement insipides).

 

Concerto pour Orchestra
00:00 1. Introduzione. Andante non troppo – Allegro vivace – Tempo I
09:30 2. Giuoco Delle Coppie. Allegretto scherzando
15:56 3. Elegia. Andante, non troppo
23:39 4. Intermezzo Interrotto. Allegretto
27:41 5. Finale. Pesante – Presto
Pierre Boulez dirige le Chicago Symphony Orchestra

 

Pourtant la démarche de compositeurs du début du XXème siècle en Europe centrale semble toute autre. La signification de ce travail ethnomusicologique est très différente que dans les pays possédant déjà une forte identité nationale. On se souviendra que Debussy et Ravel, s’ils utilisent des mélodies traditionnelles françaises, iront aussi chercher leur inspiration dans les musiques plus lointaines de l’Espagne et même de Java ou de l’orient. Même démarche pour le groupe des Cinq en Russie qui s’inspire autant du monde oriental (il faut dire que le vaste pays s’étend sur l’Europe et l’Asie) que du folklore de leurs provinces. Par contre, pour Bartók et son collègue et ami Z. Kodaly, vivant dans une région dominée par la culture germanique, il s’agit vraiment d’une démarche nationale. Il fallait créer quelque chose de vraiment national (ce sont les termes de Bartók).

Bartok en 1927

 

B. Bartók en 1927

Mais afin d’éviter la couleur locale exotique, forcément réductrice, c’est toute la structure de la musique qui devait être revue, pas seulement un aspect vaguement mélodique ou harmonique. C’est dans ce contexte que la musique de Bartók utilise le folklore comme l’élément grammatical de base de sa musique. Quand le compositeur se lance dans la collecte scientifique des musiques traditionnelles, il y associe une démarche d’étude, d’analyse et d’archivage systématique qui ne se limite pas à son propre pays. En effet, il comprend rapidement que les mélodies ne sont pas le tout de la culture, que bien souvent, de même mélodies, rythmes et émotions se retrouvent dans d’autres pays. Il faut donc les comparer, il faut les classer, tenter d’en fournir une chronologie et les comparer à celle des voisins proches ou lointains. Son travail s’étend alors au-delà de la Hongrie. Il récolte de nombreuses mélodies roumaines, slovaques ou bulgares (qu’il utilisera aussi dans sa musique personnelle). Aux États-Unis, il travaillera sur la musique des régions de l’ancienne Asie Mineure.

Il défend donc deux visions essentielles qui agitent l’anthropologie de l’époque : l’évolutionnisme, d’une part qui cherche à montrer comment les mélodies se sont transformées dans le temps souvent à partir d’une base première et le diffusionnisme, d’autre part, qui tente de tisser des relations entre les peuples par l’utilisation de formules voisines, voir identiques. On le voit, cette démarche possède un enjeu qui va bien au-delà de la simple implication musicale. … Et justement, tout cela va lui causer de sérieux ennuis avec les autorités hongroises, car montrer que certaines formes typiquement hongroises sont d’origine roumaine ou bulgare ne plaisait pas. De même, sa démarche l’amène à supposer, puis à prouver que toutes les musiques populaires d’occident sont, au départ, basées sur les mêmes principes. La gamme pentatonique (à cinq sons) semble se retrouver partout. Et là, c’est la remise en cause de la supériorité d’une musique (donc d’une culture) sur une autre qui pointait le bout de son nez. Une fois de plus, les autorités hongroises, qui allaient bientôt se rallier au régime nazi dans les années trente, ne lui pardonneraient pas.

Bartok enregistrant des chants folkloriques en 1909

  B. Bartók enregistrant des chants populaires en 1909

Toutes ces découvertes amènent Bartók à un profond respect de l’être humain et ne peut tolérer l’accession au pouvoir d’Hitler. Il refusera de rester en Hongrie et ira jusqu’à interdire l’exécution de ses œuvres tant que des rues porteront le nom du Fürher. 

On le voit, Bartók était un humaniste clairvoyant. Désormais, sa musique et toute sa grammaire serait tournée vers un nouveau langage qui ne sera plus tonal au sens habituel du terme, mais qui ne sera pas non plus atonal comme l’entendent les compositeurs de la Seconde Ecole de Vienne. Les formules dégagées par l’étude des chants populaires vont créer chez un langage personnel qu’on peut qualifier de modal. Mais il y a finalement peu de citations de vraies chansons dans sa musique, par contre on en ressent la force et l’influence.

 

Oui, mais voilà, la musique populaire traditionnelle n’utilise pas les mêmes règles musicales. Elle met en évidence des intervalles musicaux interdits par l’harmonie et le contrepoint classiques (la quarte, le triton, …) ; elle utilise une harmonisation et une démarche modulante radicalement différente aussi (les modulations ne passent pas par les tons voisins et élargissent le cadre de la tonalité classique), les rythmes sont particulièrement variés et diversifiés, bien au-delà de ce que nous connaissons dans les œuvres du répertoire classique et les phrases ne se déroulent pas avec la même symétrie. Une fois assimilé, ce langage développe une couleur très moderne où les notions de consonances et de dissonances ne sont plus celles que nous connaissons. Cet aspect constitue la plus grande richesse expressive de Bartók en même temps que la difficulté la plus grande pour un auditeur enfermé dans son « classicisme ». Il faut donc ouvrir nos oreilles et apprendre à ressentir ces couleurs nouvelles et si riches.

Tous ces éléments trouvent tout naturellement leur place dans des structures originales qui sans renoncer complètement à la forme sonate, utilisent des architectures qui mettent en œuvre les proportions du nombre d’or. Fonctionnant grâce au rapport des sections de l’œuvre entre elles, elles s’articulent de part et d’autre d’une arche délimitée par la section d’or. 

 

Bartok Formule du nombre d'or

 

Les formes se composent donc le plus souvent suivant le modèle ci-dessous. Soit un segment (durée totale de l’œuvre) de droite divisé en deux sections inégales par le nombre irrationnel ci-dessus. La grande section (positive) et la seconde (négative) sont elles-mêmes divisées par ce même nombre donnant alors une section un peu décentré qui s’avère être le cœur du mouvement. Le résultat final, moins intellectuel qu’il n’y paraît d’abord, conduit notre écoute vers un point culminant naturel (la divine proportion, le nombre d’or sont des proportions qui se trouvent constamment dans la nature) et distille une progression dramatique constante. Cette structure touche tant le macrocosme de Bartók (les œuvres entières) que le microcosme (les mouvements, voir les parties de mouvement).

 

Bartok secion d'or
 

Mais ceci étant souligné à titre informatif, ce qui compte est l’expression de cette musique. Elle est souvent liée au sentiment dramatique que Bartók ressentait face à son époque et à la situation catastrophique de l’Occident. Ayant vécu les deux guerres mondiales, le compositeur avait un profond sentiment d’amour vis-à-vis de la race humaine et la volonté de refuser toutes les exclusions de quelque part que ce soit de celle-ci. Ainsi, à travers ses chants et ses danses, tout au long de ses structures, le langage est renouvelé pour donner encore plus de force à son propos humain. Et tant pis si cela dérange!

 

Par la tragédie exprimée, par le folklore réinventé, Bartók n’hésite pas à laisser sa musique hurler sa détresse, mais aussi son espoir.

 

En effet, à travers les plaisirs simples des mélodies, Bartók peut aussi nous parler de la vie, de la joie. A travers ses rythmes, c’est l’activité humaine dans ce qu’elle a de plus noble qui se déploie. Comme dans les sections d’or, sa musique est positive et négative à la fois. Son expression est parfois douce et souvent brutale. Elle est la quintessence de sa vision du monde.

 

Bartok autographe Mikrokosmos 

Page autographe de Mikrokosmos


On pourrait dire encore que les six cahiers du Mikrokosmos (1933), vaste projet pédagogique, composé au départ pour son fils Peter, qui exploite tout ce matériaux de manière géniale en sont la parfaite illustration. Mais écoutons Bartók en parler lui-même lors d’une interview donnée à la Radio de New York au début de l’année 1945 : « Le Mikrokosmos est un cycle de 153 pièces pour piano, écrit dans un but didactique. Cela veut dire qu’on commence avec des morceaux faciles et on continue en progression plus difficile. Et le mot Mikrokosmos peut être interprété comme une série de pièces de styles différents, représentant un petit monde. Ou on peut le comprendre comme le monde des petits enfants ».
 

 

 

2 commentaires sur “Aimer Bartók…!

  1. Amusant : lorsque j’étais adolescent, j’ai répondu à un concours « Touring Secours » et ai gagné un 33 tours à aller chercher dans un magasin à Bruxelles. Ne connaissant encore quasi rien à la musique « classique », je me suis fait conseiller par un vendeur et celui-ci m’a suugéré et fait entendre le ………..concerto pour orchestre de Bartok……….qui m’a tout de suite séduit et que j’ai souvent ré-écouté par après, comme d’autres oeuvres du même compositeur d’ailleurs !
    Je n’ai jamais oublié cette « initiation » ……

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