Cela fait bien longtemps que je n’ai plus eu le temps de développer des sujets musicaux et artistiques sur ce blog. Ne vous y trompez pas, il ne s’agit nullement d’une lassitude ou d’une inspiration défaillante, mais seulement d’un emploi du temps trop chargé pour avoir le temps de rédiger des billets de fond. Et puis, le blog, c’est aussi un moyen de communication et les activités diverses y trouvent tout naturellement une place de choix.
Le plafond de l’Opéra royal de Wallonie
Mais aujourd’hui, je voulais vous redire un mot à propos du dernier opéra de la saison de l’Opéra royal de Wallonie, la fameuse Bohème de Giacomo Puccini. Ceux qui me connaissent savent que j’ai un cœur d’artichaut et que les destins des héros et héroïnes d’opéra me bouleversent au plus haut point. Parmi eux, le terrible destin de Mimi et de Rodolfo m’a toujours ému au plus haut point… je suis loin d’être le seul dans ce cas! La formidable double distribution (Patrizia Ciofi et Ira Bertman pour Mimi, Gianluca Terranova et Marc Laho pour Rodolfo, Cinzia Forte pour Musetta,…), la direction musicale de Paolo Arrivabeni, la qualité de l’orchestre et la mise en scène du directeur des lieux, Stefano Mazzonis di Pralafera offrent une fin de saison vraiment exceptionnelle. Il était donc essentiel de revenir sur une oeuvre majeure du répertoire lyrique… non pas comme un billet critique, mais comme un aide mémoire et quelques pistes de réflexion pour ceux qui iront bientôt voir ce spectacle émouvant au plus haut point.
La Bohème fut composée à une période cruciale pour le devenir de Puccini. Le relatif succès de Manon Lescaut devait laisser la place au triomphe de ce nouvel et très curieux opéra en 1896. Les critiques italiens reprochèrent à l’œuvre son manque d’argument, son absence d’intrigue et son statisme. Ces reproches sont aujourd’hui perçus comme les qualités majeures de l’œuvre s’inscrivant dans une tentative originale de revoir de fond en comble les structures de l’opéra.
Et, de fait, l’action, tirée des Scènes de la vie de Bohème de Mürger, se contente de montrer quatre atmosphères en quatre tableaux. Non pas des actes, des tableaux ! L’opéra se déroule à Paris vers 1830. Le premier tableau s’ouvre sur le jeune poète Rodolfo (ténor) et le peintre Marcello (baryton) qui passent la veille de Noël dans la mansarde glacée où ils habitent quand surviennent leurs amis, le philosophe Colline (basse) et le musicien Schaunard (baryton). Ce dernier a réussi à se procurer des victuailles, du vin et du bois : les quatre improvisent un festin qui est toutefois interrompu brusquement par le propriétaire venu réclamer le loyer impayé. Après s’être débarrassés du trouble-fête sans lui avoir payé son dû, Marcello, Colline et Schaunard décident de se rendre au café Momus, dans le Quartier latin, tandis que Rodolpho reste à la maison pour finir un travail. Il les rejoindra plus tard. On frappe à la porte, c’est la jeune voisine, Mimi, venue lui demander une allumette. La jeune femme est épuisée et Rodolpho la ranime en lui offrant un peu de vin. Mais voilà qu’elle a également égaré la clé de sa chambre. La lumière s’éteint et, tandis que dans l’obscurité tous deux, à tâtons, cherchent la clé, leurs mains s’effleurent. Leur attraction réciproque est immédiate, ils se content mutuellement leur vie puis s’en vont ensemble rejoindre les amis bohèmes.
Le deuxième tableau se déroule donc au café Momus où Rodolfo et Mimi sont assis avec leurs amis. Survient Musetta (soprano), ancienne maîtresse de Marcello, au bras de son nouvel amant, le vieux et riche Alcindoro (basse). Ayant inventé un prétexte pour éloigner ce dernier, Musetta, incarnant une liberté de ton… et d’action se réconcilie avec Marcello sur une des plus belles et sensuelles valses du répertoire. Les jeunes gens alors s’en vont, laissant à Alcindoro, dindon de la farce, le soin de régler l’addition pour tout le monde.
Troisième tableau : Un matin glacé de février, Mimi rencontre Marcello, qui peint l’enseigne d’un cabaret près de la Barrière d’Enfer (ancienne barrière d’octroi). Secouée par un accès de toux, elle lui confie qu’elle s’est disputée avec Rodolfo en raison de la jalousie de ce dernier, et elle le prie de l’aider. Arrive Rodolfo et Mimi se cache. Celui-ci révèle à Marcello que Mimi est atteinte de phtisie ; il l’aime encore mais n’a pas les moyens de lui offrir un gîte assez confortable et les médicaments adéquats. Mimi se montre après avoir tout entendu et pris conscience de son état de santé désespéré. Les deux amants s’enlacent. Ils savent qu’ils doivent se quitter, mais reportent leur séparation au printemps. Entretemps, Marcello et Musetta ont une nouvelle dispute.
Le quatrième et dernier tableau se déroule à nouveau dans la mansarde. Rodolfo et Marcello, laissés seuls par leurs maîtresses respectives se retrouvent et pensent avec tristesse à leurs amours. Schaunard et Coline les rejoignent et les quatre se distraient de leur misère commune en faisant un festin. Soudain Musetta fait irruption, les informant que Mimi est là, évanouie et agonisante. Rodolfo l’allonge sur son lit et les bohèmes sortent pour vendre leurs objets personnels pour se procurer médicaments et visite de médecin. Restés seuls, Mimi et Rodolfo évoquent leur première rencontre et leur amour. Schaunard revient, suivi bientôt des autres. Marcello annonce l’arrivée imminente du docteur, mais soudain, tous se taisent en réalisant que Mimi vient d’expirer. Lorsque Rodolfo, qui jusqu’au dernier moment avait espéré sa guérison, s’aperçoit que Mimi est morte, il s’effondre en criant son nom et en sanglotant sur son corps sans vie.
Le parti pris des librettistes et de Puccini était simple. Il fallait respecter un maximum l’esprit fondamental du roman de Mürger et rester fidèle à ses personnages. Les détails d’atmosphère que la musique et la scène pouvaient rendre devaient être transposés méticuleusement. La trame du récit devait être préservée et, surtout, la découpe en tableaux distincts, scènes de la vie de bohème, devait rester le fil conducteur. Enfin, Illica, Giacosa et Puccini se donnaient la liberté d’adapter les épisodes tragiques et comiques comme il sied à la présentation d’un opéra. C’est bien ce respect d’un roman inhabituel qui causa la perplexité des critiques. Car ainsi, pas d’intrigue, pas d’action, seulement des atmosphères. Puccini ne renouvellera pas cette manière de faire et, dans l’histoire de l’opéra, seule la Louise de Gustave Charpentier, créée en 1900, peut se revendiquer du même genre de procédé.
Tout cela revient-il à dire que La Bohème est un opéra vériste ? En fait, peu importe, même s’il est bon de faire le point sur ce qu’était vraiment ce mouvement artistique italien de la fin du XIXème siècle. Héritier du naturalisme français (Maupassant, Zola, les frères de Goncourt, …), le vérisme (vérité) s’est surtout manifesté dans la littérature et la musique. On y ressent également l’influence des réalistes anglais et russes (Tolstoï et Dostoïevski). Son propos met en évidence les humbles et leur courage d’affronter la vie. Ils sont pessimistes et tragiques car ils ont perdu la foi en une providence (divine ou autre) et ne trouvent pas de meilleur avenir que l’homme pourrait conquérir par sa force. À l’image de leur représentant principal, Giovanni Verga (1840-1922), dont l’ouvrage « Les vaincus de la vie » fait office de manifeste, les véristes développent une résignation consciente face au destin. C’est là que réside leur sagesse et leur moralité. La mise au premier plan du bas peuple et de sa vie tragique dissimule une critique fondamentale de la société en montrant les mauvais côtés du progrès, de l’industrialisation, du libéralisme et en critiquent la bourgeoisie. Leur style est, en conséquence anti romanesque, refusent la vision d’un destin individuel, prônent l’impersonnalité et l’absence de lutte.
Au regard de ces informations, La Bohème se coule assez bien dans l’esprit du vérisme. Les jeunes artistes sans le sou ont certes choisi cette vie, mais ils sont victimes des conditions de vie difficile. En fait, leur personnalité est tout sauf individuelle. Les personnages sont traités non pas comme des individus, mais comme l’archétype de différents individus. Chacun se retrouvera dans l’un ou l’autre personnage. Mimi, par exemple, est l’archétype de la femme seule, belle, simple, vraie, modeste, aimante, pieuse, bref, une manière d’être exemplaire dans la société de l’époque. Finalement, elle représente assez bien l’éternel féminin tel que les romantiques l’ont créé. Son destin tragique n’est rien de plus que celui de nombreuses victimes de la tuberculose (voir à ce sujet le billet de mercredi). Son chant est, en ce sens particulièrement éloquent ; ses thèmes et la manière dont la voix est traitée, développant à la fois la pureté du chant et une extrême sensualité, en témoigne à chaque intervention.
Le personnage de Musetta est, dans cette optique, tout aussi intéressant. Femme libre de choisir son amant en fonction de ses désirs, elle mène la gente masculine par le bout du nez. Que ce soit Marcello ou Alcindoro, elle en fait ce qu’elle veut, elle en jouit et s’en vante. Mauvaise fille diront certains… Puccini la fait accompagner d’une valse qui, dans un rubato particulièrement expressif, lui donne tout son caractère et toute sa liberté. Musetta échappe à tout le monde en suscitant le désir de chacun. Femme fatale, elle est tout autant une grande âme et la vision de Mimi mourante la secoue au plus profond de son âme l’amenant à une prière d’une intensité bouleversante et à une générosité magnifique. C’est aussi là un prototype humain particulier et archétypal, fantasmagorique peut-être même.
Décor original pour le deuxième acte au Café Momus
Les hommes ne sont pas en reste et Rodolfo, le premier est typiquement un personnage archétypal du romantisme. Animé par la vie de bohème, il se découvre un amour qui va bien au-delà de la simple aventure amoureuse. Il représente, finalement, le parcours de tout jeune homme, qui, en découvrant l’amour, le vrai, quitte progressivement cette vie de Bohème. De fortes tensions s’opposent en lui, même si on ne nous les montre pas toujours. Il est certes éperdument amoureux de Mimi. Son souci de la quitter pour qu’elle puisse se soigner en rencontrant quelqu’un de plus riche que lui est suspect. Peur des responsabilités, peur de se lancer dans la vraie vie, peur de l’avenir, peur de renoncer à sa vie de bohème. C’est comme si, jusqu’au dernier moment, Rodolphe ne mesurait pas l’ampleur du désastre, n’en prenant conscience qu’une fois Mimi éteinte. C’est donc l’histoire tragique du passage de la jeunesse à l’âge adulte, le moment de la prise de conscience de la mort, de la disparition, de la possibilité du néant. Son cri désespéré, les derniers mots de l’opéra, « Mimi ! Mimi ! » signent non seulement la disparition de son amour, mais l’enfouissement de sa jeunesse. Puccini a su lui donner une égalité de discours exemplaire. Son chant est limpide, sublime, celui de l’amour sincère. Seule la dernière scène le fait évoluer musicalement. Il est comme éteint. Au fond de lui, résonne ce que ses mots ne veulent pas encore admettre, ce destin auquel les véristes veulent se résigner.
Ajoutez ce lyrisme, ce travail d’orchestre exceptionnel (rien que le début du deuxième tableau montre tout le modernisme de Puccini, là assez proche de Stravinsky, n’en déplaise aux puristes), cette manière de jouer avec le temps musical, sorte d’accordéon (au sens figuré) tour à tout étiré et contracté et un sens particulièrement aigu de la construction macro et microcosmique et vous ne pouvez résister à cette musique si vraie, si proche de l’âme.
Car Puccini a bien compris l’enjeu de l’opéra moderne. Donner plus de véracité à l’action sur la scène sans renoncer aux pouvoirs du chant et de la musique. Ainsi, toutes les formes, tous les « airs » sont durchkomponiert (composés de part en part), articulés autour d’un climax (point culminant) lyrique où l’orchestre en doublant la voix, lui donne une force exceptionnelle, qui intervient vers les 2/3 du morceau avant de laisser retomber l’intensité. La musique de Puccini, sans retour de sections, s’organise de manière sensuelle, autour de ce climax, sorte d’orgasme musical où la voix trouve tout son épanouissement et sa plénitude. C’est ce qui lui donne toute sa force.
Archétypes donc. On pourrait continuer cette analyse des personnages, mais cela deviendrait fastidieux dans le cadre de ce billet. Ce qui est important, il me semble, c’est que chacun d’entre nous se reconnaîtra dans l’un des personnages de La Bohème. Et là se trouve la raison de vivre quatre tableaux et deux heures sans véritable action. L’opéra qui semble mettre en scène des personnages marginaux ne fait que distiller ce que chacun a au fond de lui. C’est sans doute parce que l’œuvre est un miroir de notre âme qu’à chaque fois, son écoute nous arrache des larmes. Ce qui est véhiculé, insouciance, amour, séparation, fête, douleur, liberté, séduction et mort, figure au panthéon des émotions que chaque être humain ressent au plus profond de lui-même. Sublime… !