Vertige…

 

Lors de la visite de quelques musées belges pendant ces vacances, j’ai à nouveau été fasciné par quelques œuvres du peintre belge Léon Spilliaert (1881-1946). On trouve en effet quelques unes de ses œuvres au Musée Fin de Siècle à Bruxelles, au Musée communal d’Ixelles et au Kunstmuseum aan Zee d’Ostende, sa ville natale, … un musée qu’il me faudra visiter un de ces jours !

Personnage ombrageux et laconique, Léon Spilliaert a beaucoup fréquenté le monde du symbolisme belge, celui de Maurice Maeterlinck, d’Émile Verhaeren qui, à partir de son premier voyage à Paris en 1904, lui donne des conseils, au moment où ses goûts littéraires se développent et commencent à marquer son travail. Il aime Nietszsche et Lautréamont.

Les spécialistes affirment que sa meilleure période est antérieure à 1914. Il apparaît alors comme le visionnaire d’une réalité insolite. Il manipule la perspective dans un esprit de synthèse qui frôle l’abstraction géométrique. Il forme charnière entre un symbolisme et un expressionnisme très personnels. Ses influences vont de Edvard Munch à Fernand Khnopff, tandis que ses peintures ainsi que les thèmes qu’elles représentent peuvent être rapprochés parfois de ceux du peintre américain Edward Hopper, son contemporain. Il était aussi un ami proche de James Ensor.

En feuilletant un petit ouvrage commentant diverses œuvres d’artistes variés, je suis retombé sur ce tableau alliant, sur papier, l’encre de Chine, l’aquarelle et la craie de couleur qui a généré chez moi quelques émotions fortes.

 

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Daté de 1908, Vertige, c’est son titre répond parfaitement aux inclinations esthétiques de Spilliaert dont les thèmes se caractérisent par une profonde mélancolie, de tristesse même et de solitude. On y trouve de larges espaces vides, parfois des plages et étendues maritimes, un traitement de la lumière en une sorte d’irradiation accentuant le contraste entre le sombre et le clair. On est parfois très proche de l’abstraction et l’usage de structures géométriques agencées en diagonales, en cercles concentriques ou en spirales. On pense que son inspiration provient de ses errances nocturnes à Ostende le long des plages et à travers les digues (source Wikipédia).

L’impression ressentie à observer Vertige est toute personnelle et n’engage que moi. Elle s’est immédiatement apparentée à une variante d’un extrait du grand poème théâtral, Pelléas et Mélisande, de Maurice Maeterlinck (1893) mis en musique par Claude Debussy (1902) dans la première scène de l’acte 3 :

Une des tours du château (Un chemin de ronde passe sous une fenêtre de la tour.)

MÉLISANDE (à la fenêtre tandis qu’elle peigne ses cheveux dénoués)

Mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour;
Mes cheveux vous attendent tout le long de la tour,
Et tout le long du jour,
Et tout le long du jour.
Saint Daniel et Saint Michel,
Saint Michel et Saint Raphaël,
Je suis née un dimanche,
Un dimanche à midi…

 

… Sauf que les cheveux de la dame en noir du tableau de Spilliart, au visage à peine esquissé, comme parfois chez Ensor, ne descendent pas le long de cette étrange tour spirale qui semble dominer un vaste espace maritime, mais nous propose un voile, léger et ambigu, entre  foulard et chevelure stylisée, emporté par le vent au-delà… du tableau ! Il en ressort justement, comme dans l’air de Mélisande chez Debussy, une sorte de solitude, la voix est seule, a capella, pendant une bonne partie de l’extrait et il y règne une monotonie envoûtante. Une Mélisande dont la sensualité est d’autant plus inaccessible que la tour qui la porte semble inaccessible comme une immense Tour de Babel (oserais-je évoquer celles de Breughel si différentes et pourtant si proches ?) et que ses cheveux ne descendent plus au seuil de la tour, mais proposent un foulard exposé aux vents et perdu dans l’immensité de l’espace qui entoure le tableau… un au-delà… rêve ou cauchemar…

Elle veut descendre de cette tour à degrés imposante mais est hésitante tant la hauteur semble importante. Le vertige la gagne. Il provient de sa position instable, d’une part, mais aussi de l’espace indéfini que notre regard est forcé d’envisager… un sol environnant dont la matérialité nous échappe. Oui ! Vertige…

Et cette femme, stylisée au point de ne plus être qu’un archétype humain est anonyme… comme pourrait aussi l’être, dans une certaine mesure Mélisande. Mais le vertige est aussi dû au parcours de notre œil à travers l’œuvre. Ses effets de spirale, de formidables contrastes entre ombres et lumières. Lorsque notre regard se pose sur le papier, il se trouve en bas à droite et monte irrésistiblement les marches. Il s’arrête sur la femme-silhouette, puis file inéluctablement vers l’extérieur du tableau par le truchement du foulard-cheveux… alors le regard retombe, dégringole, victime de ce sensationnel vertige vers le bas du tableau. Alors, il recommence en une nouvelle ascension, retombe encore et encore. La spirale sans fin devient un véritable vertige elle aussi.

Le vertige est triple. Il est celui de la femme sur sa tour, celui du spectateur s’interrogeant sur l’identité et le thème du tableau, enfin il est celui du regard qui en tournant infiniment, provoque ce délicieux vertige, … celui qui nous prend lors de l’entrée dans le sommeil et qui nous entraîne dans cette chute vers un mystérieux et onirique infini… J’aime entendre, dans la mélodie sinueuse de Mélisande ce même vertige… le symbolisme est l’art de la suggestion… de la perception d’un instant auquel chacun répond à sa manière… voilà la mienne… aujourd’hui… à vous d’appréhender la vôtre… !

Un avis sur “Vertige…

  1. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt vos commentaires sur le « Vertige » de Spilliaert. J’apprécie particulièrement cet artiste que j’ai appris à connaître en collaborant pendant une quinzaine d’années avec un ami marchand qui a vendu pendant sa carrière environ 600 oeuvres de ce peintre.
    En fait, il existe deux versions de « Vertige », datant toutes les deux de 1908. La version connue est celle du Musée des Beaux-Arts d’Ostende qui fut achetée en 1975 et provient d’une collection privée à Bruxelles. L’autre version est quasi inconnue mais fut reproduite dans le numéro des « Nouveaux horizons de la Science et de la Pensée » en Décembre 1909 (F.Jollivet Castelot). Tous les commentaires sur ce tableau sont repris dans le catalogue de Xavier Tricot « Léon Spilliaert, les années 1900-1915 ». J’en possède quelques exemplaires et je serais très heureux, si vous voulez bien l’accepter, de vous en offrir un.
    Ce tableau est repris également dans « Les fleurs du Mal » de Baudelaire illustrées par la peinture symboliste et décadente (Editeur Diane de Selliers) avec le poème suivant :
    Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
    Dans ce noir océan où l’autre est enfermé;
    Et mon esprit subtil que le roulis caresse
    Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
    Infinis bercements du loisir embaumé !
    Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
    Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond;
    Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
    Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
    De l’huile de coco, du musc et du goudron.
    Longtemps ! Toujours ! ma main dans ta crinière lourde
    Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
    Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
    N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
    Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

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