Le pays fertile

Né en 1879 près de Berne, Paul Klee est sans doute l’un des peintres les plus marquants de la première moitié du XXème siècle. Son art, si particulier, entretient des rapports étroits avec les courants de son temps. Il fut l’un des membres éminents de Bauhaus dès 1920. Sa carrière devient internationale, mais son activité lui offre deux pôles essentiels, Münich et Weimar. En 1933, pour fuir la montée du nazisme en Allemagne, il retourne en Suisse et y termine ses jours atteint d’une affection maligne de la peau qui ne sera diagnostiquée qu’après sa mort comme une forme de sclérodermie progressive. En réfléchissant à sa propre mort, Klee revient aux tragédies antiques et à Eschyle en particulier : « J’ai lu l’Orestie avec plaisir dans trois versions successivement, et cela, pièce après pièce, scène après scène, en pensant toucher du doigt la vérité comprise entre les lignes. Ce n’est bien sur pas un hasard si je suis toujours retombé dans l’ornière du tragique, nombre de mes tableaux l’attestent et annoncent que mon heure a sonné. » Il meurt le 29 juin 1940 près de Locarno.

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Monument au Pays fertile

Définir le style de l’artiste est inutile car les nombreuses influences témoignent à la fois d’un tempérament curieux de tout (expressionnisme, futurisme,…) et d’une appropriation toute personnelle des modes d’expressions picturales. Il faut signaler, et c’est là un leitmotiv de l’exposition, son attachement à toutes les formes de théâtre, depuis le cirque jusqu’à l’opéra en passant par le ballet et la tragédie, et de la musique. Issu d’une famille de musiciens, Klee était lui-même un excellent violoniste. 

Pour Klee, le théâtre représente la quintessence de la vie. Toutes ses formes le passionnent et une grande part de son œuvre témoigne de ses réflexions consécutives à l’action théâtrale. Le mouvement si typique de ses peintures est la preuve d’une étude systématique des mouvements de la danse et des jeux acrobatiques du monde du cirque. Il est impossible ici de tracer un portrait complet de son œuvre, mais j’aimerais réfléchir un peu sur l’un ou l’autre de ces aspects.

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Paul Klee, Blanc polyphoniquement serti (1930)

La première pièce qui m’a vraiment marqué par sa démarche est le Funambule de 1923. Œuvre curieuse, elle nous montre un équilibriste qui se déplace sur un fil à l’aide de sa grande perche. On distingue d’abord un personnage sommaire aux formes géométriques dont le visage presque animal est surmonté d’un chapeau étrange. Très rapidement, notre regard observe une échelle de cordes sur la gauche ainsi qu’un réseau complexe de formes géométriques dont les lignes proposent simultanément de nombreux points de fuite et, en conséquence, une perspective multiple créant une simultanéité de directions ou d’espaces. A y regarder de plus près, on parvient à distinguer un visage dont la seule volute du tableau (presque une ouie de violon) constitue l’oreille. Sa ligne descendante souligne l’esquisse d’un nez qui, lui-même, nous conduit à un menton muni d’une petite bouche. Une dernière ligne verticale suppose le cou. Au centre, un œil, assemblage de deux formes rectangulaires, semble devenir le réceptacle des émotions diverses.

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 Klee, P., Rythmisches, en rythme (1930)

Le funambule semble symboliser la recherche de l’équilibre utile pour traverser la vie symbolisée par le fil. Le but est d’atteindre l’extrémité indemne. Mais, plus frappant encore, le personnage évolue dans le dessus de la tête du grand visage, dans son cerveau. Il représente l’essence de la vie intérieure face aux perceptions extérieures. Les lignes diverses semblent faire allusion aux sens principaux de l’homme. Les lignes viennent toutes de l’extérieur pour aboutir à l’un des organes et, d’une manière directe ou non, aboutir au rectangle juste en dessous du fil de la vie. Chercher l’équilibre, le garder pour évoluer tant bien que mal dans l’existence face aux diverses perceptions que nous avons du monde. Voilà le type de réflexions que Klee retirait du théâtre comme essence du monde. Cette recherche existentielle traduit un profond attachement à l’activité humaine et une réflexion sur les fondements de l’homme.

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Paul Klee, Le Danseur de corde, 1923

Mais cette réflexion sur le théâtre de la vie peut prendre également une direction tragique lorsqu’à l’approche de la mort, le peintre, dans un état déjà avancé de la maladie incurable représente un corps disloqué, démembré. Quelle stupéfaction nous saisit lorsqu’on observe cette terrible peinture nommée « Explosion de peur III » datée de 1939.

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P. Klee, Explosion de peur III (1939)

Dans des couleurs ternes et osseuses, le rectangle qui sert de cadre contient les différentes parties d’un corps qui fut, jadis, humain. La première réaction de notre timide regard est de se diriger vers la tête séparée du corps en un hurlement de souffrance et de peur qui, de loin, rappelle le fameux cri de E. Münch. Les yeux exorbités et séparés outrancièrement les uns des autres, le nez difforme et la bouche hurlante affirment cette explosion de la peur de l’homme devant la maladie. Ramassés comme dans une boite, allusion à la funeste bière, se trouvent rangés des os, un bras, une main et d’autres pièces corporelles non identifiables précisément.

La peur n’est pas seulement celle de la maladie, c’est celle de la mort, tout simplement, comme résultat d’une dégénérescence progressive et inéluctable. Peu d’œuvres m’ont fait cet effet de tragique obsédant et parfaitement humain. Celui qui aime la vie ressent aussi cette peur de la mort et de la souffrance. Un grand moment d’émotion tout proche de la musique et de ses évocations horribles de la douleur humaine !

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Klee, P., Fugue en rouge (1921)

Justement, la peinture de Klee n’est pas seulement tragique. Elle est aussi musicale. En recherchant des correspondances entre les arts, ce musiciens et grand amateur d’opéras était convaincu que la peinture était capable, mieux peut-être que la musique, de transmettre les notions de temporalité en suggérant le mouvement. En témoignent les nombreuses œuvres qui évoquent la partition du musicien comme « Pastorale (rythmes) », «égale infini », « Blanc polyphoniquement serti » ou « Fugue en rouge » de 1921.

Cette dernière, évoque le genre musical de la fugue tant exploité par Jean-Sébastien Bach que Klee adorait comme le plus grand des musiciens. Pourtant, comme le souligne Pierre Boulez, la fugue picturale ne correspond pas à la fugue musicale. En musique, une fugue consiste en un contrepoint serré et imitatif d’une cellule de départ nommée sujet. Ici, il s’agit plus de montrer un mouvement et un temps que de représenter la fugue musicale. Cependant, il est utile de réfléchir un peu plus loin sur la signification des cette peinture étrange.

Formée de quelques formes géométriques allant du rectangle à la cruche, l’œuvre toute entière semble en mouvement. Les influences futuristes sont ici indéniables. Pourtant, ce qui est plus fort réside dans le jeu des décompositions du mouvement et de la couleur. Chaque objet semble surgir d’un passé semblable. La couleur première est chaque fois la même, et les formes évoluent vers le présent que nous captons dans la forme aboutie. L’effet cinétique et temporel est total. Le temps est bien synthétisé dans cette peinture remarquable qui pourrait se nommer plus facilement « tempus fugit » que « fugue », même si on en comprend la signification. …Remarquable et…essentiel !