Lorsqu’on pense au grand Igor Stravinsky (1882-1971), ce n’est pas le piano qui vient immédiatement à l’esprit. À l’inverse de Serge Rachmaninov dont la musique est indissociablement liée à son extraordinaire talent de pianiste et dont beaucoup rechignent encore, à tort évidemment, à l’associer aussi à l’écriture orchestrale, Stravinsky est surtout connu, lui, pour ses musiques orchestrales, ses ballets et quelques unes de ses œuvres vocales. L’anecdote qui suit montre que parfois, l’occasion peut vraiment faire le larron.
I. Stravinsky, avec un piano Pleyel en 1924
Tirée de l’excellent ouvrage d’Étienne Rousseau-Plotto consacré, aux éditions Atlantica, au Stravinsky de Biarritz entre 1921 et 1924, soit une dizaine d’années après les immenses succès des trois fameux ballets (Oiseau de Feu, Petrouchka et le Sacre du Printemps), où l’auteur dépeint tout l’esprit du temps avec une verve remarquablement documentée, la citation, que je reproduis ici, nous montre comment et pourquoi le grand maître russe, âgé alors d’une quarantaine d’années, en pleine force de l’âge, s’est mis sérieusement au piano qu’il avait certes appris dès sa plus tendre enfance, mais qu’il avait longtemps négligé au point de n’être pas prêt à se produire sur scène dans ce rôle… du moins pas tout de suite. Le résultat a de quoi stupéfier car le Concerto pour piano et instruments à vent ainsi que la Sonate, datés tous les deux de 1924, seront créés par l’auteur lui-même, l’un en mai 1924 (à Paris), l’autre en juillet 1925 (à Donaueschingen) relevant ainsi un incroyable défi… de devenir un concertiste en l’espace de quelques mois…!
« Après le succès prodigieux des Noces, Stravinsky parait en crise. Il n’a plus de projet avec les Ballets russes. Sa crise mystique l’éloigne en effet de la scène, et en particulier du ballet. Il écrit même à Dighilev que ce genre théâtral est un « anathème du Christ ». Par ailleurs, il cherche de nouveaux revenus pour faire vivre sa vaste famille et continuer à mener grand train à travers l’Europe avec Véra. Il décide alors, à l’exemple de Rachmaninov et de Prokofiev, de se produire comme pianiste, mais exclusivement dans ses propres créations. Durant sa jeunesse, il avait eu deux « maîtresses de piano » à Saint-Pétersbourg, dont la seconde avait été l’élève d’Anton Rubinstein, et il jouait correctement, mais il ne se sentait pas capable de donner des concerts avec des œuvres du répertoire.
L’autre Rubinstein, Arthur (de cinq ans son cadet, c’est moi qui ajoute), prétend dans ses mémoires qu’il est à l’origine de cette idée :
Rubinstein en 1906, à 19 ans.
« Un beau matin, Stravinsky me rejoint au Majestic à l’heure du petit-déjeuner et se répandit en ses sempiternelles doléances sur le mal qu’ont les compositeurs à gagner leur vie. «Vous vous la coulez douce, disait-il d’un ton amer. Vous n’avez qu’à jouer quelques trucs, et ils vous allongent une jolie somme d’argent ». Il commençait à m’énerver avec ses accusations continuelles. « Écoute, Igor, lui dis-je, tu joues abominablement du piano. Ta sonorité est si dure que tu pourrais me faire prendre en grippe mon propre instrument. Pourquoi tu n’écrirais pas un concerto facile que tu jouerais en public ? Je te promets que tous les orchestres du monde te demanderaient de le jouer en soliste. Le monde entier accourrait pour entendre et voir en chair et en os le plus grand compositeur vivant ». Ma suggestion ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Stravinsky était un génie, mais ce n’était pas moins un grand malin en affaires. Il suivit mon conseil et écrivit en quelques semaines son concerto pour piano et instruments à vent. C’était un ouvrage bien fait, adroitement écrit dans un style percussif, avec un andante chantant qui faisait un peu pastiche de Bach. On se mit à raconter qu’une telle œuvre existait, et que le compositeur était disposé à la jouer lui-même, les administrateurs de pratiquement tous les orchestres d’Europe firent des offres à Stravinsky. Je peux dire ici en toute modestie que c’est moi qui l’ai embarqué dans sa carrière de soliste » (Rubinstein, Grande est la vie, p.175).
Serge Koussevitsky joua un rôle beaucoup plus déterminant lorsqu’à Biazzitz, au cours de l’hiver 1924, il suggéra à Stravinsky de jouer lui-même la partie soliste du Concerto pour piano qu’il lui avait commandé à la suite du succès de l’Octuor.
Igor se mit au travail, comme il savait le faire, avec méthode, régularité et efficacité. Il étudiait beaucoup : « je me mis donc avant tout à délier mes doigts en jouant une quantité d’exercices de Czerny, ce qui non seulement me fut très utile, mais me procura aussi un réel plaisir musical. En plus du remarquable pédagogue, j’ai toujours apprécié en Czerny le musicien pur sang » (Chroniques).
Serge Rachmaninov(1873-1943), P.I. Tchaïkovsky Humoresque opus 10 no. 2 en sol majeur (1923)
Nous pouvons l’imaginer jouant du Tchaïkovsky, par exemple l’Humoresque opus 10 n°2 et tous les autres morceaux qui lui servirent ensuite pour son ballet d’après Tchaïkovsky, Le Baiser de la fée (1928). Les œuvres ultérieures permettent également de deviner qu’il travaillait les Inventions de Bach, le Clavier bien tempéré, les Sonates de Haydn, et surtout celles de Beethoven. »
Quel bonheur de lire ces trésors de l ‘histoire, avec de magnifiques extraits musicaux et une narration passionnante! Merci Maestro!