Suites française…

Belle surprise dans les bacs des disquaires ces derniers jours ! La parution des Suites françaises de J.S. Bach chez DGG par Murray Perahia est, à n’en pas douter, l’une des belles découvertes musicales de cet automne… à écouter sans modération !

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Elle est heureusement bien loin, l’époque où l’on méprisait les interprétations des œuvres pour clavecin de Bach au piano… et c’est heureux ! Se priver des ressources inouïes du piano moderne dans les grands chef-d’œuvres que sont les deux livres du Clavier bien tempéré, les Partitas, les Suites anglaises et françaises comme les Variations Goldberg, est, je le crois un non-sens.

Bach a composé les suites dites Suites françaises (BWV 812-817) dans les années 1720-1722. Certaines parties ont été publiées dans le Clavierbüchlein, le Petit livre d’Anna Magdalena. Cela explique non seulement l’existence de différentes variantes de ces suites, mais aussi leur caractère intime et la technique plus simple, volontairement éducative, de ces « petites » suites (surtout lorsqu’on les compare avec les Suites anglaises plus virtuoses que nous
pouvons donc considérer comme étant les « grandes » suites, et bien sûr en comparaison avec les « très grandes » Partitas !). Les nombreuses copies manuscrites de ces « petites » suites en circulation du vivant même de Bach prouvent bien leur popularité dès cette époque. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces « petites suites » sont, comme toute la musique du Maître, un véritable monde dans lequel chaque joyau décline ses émotions, entre danses vives et joyeuses et profondes méditations, et déploie ses délicieux sortilèges.

Loin de moi le refus du clavecin et de la néanmoins hypothétique authenticité de la restitution de la musique ancienne. Bien conscient de ce fait, Barthold Kuiken affirme avec justesse et pénétration qu’il « est bien sûr impossible de reproduire exactement les sonorités dont Bach disposait avec son orchestre » mais affirmait qu’il est tout aussi inutile de « s’interdire d’essayer ». La musicologie et l’étude des traités d’interprétation de la musique baroque ainsi que l’étude des instruments anciens sont évidemment essentiels à la compréhension de l’esthétique et la rhétorique de l’époque, mais force est de constater que la musique de Bach ne se limite pas à une simple exécution « historique ». Elle dépasse, et de loin, la simple application instrumentale. D’avoir longuement médité et étudié ce sujet pendant mes études et de manière permanent après, je suis convaincu que la musique de Bach transcende l’instrument et que quel que soit le moyen de la rendre, elle rayonne de manière sublime, répondant à une sorte de « Musique des sphères », concept sublime partagé par Bach où elle se désintéresse parfois de sa matérialité instrumentale.

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Clavecin copie Mietke 1710 à Berlin

On a ainsi pu écouter avec une grande émotion des pièces du Cantor de Leipzig jouées par un quatuor de saxophone, un prélude magnifique interprété par un accordéon, des Sonates et Partitas à la guitare moderne, ou encore quelques Chorals de Leipzig au piano arrangés par F. Busoni, j’en passe ! Bach lui-même pratiquait l’arrangement et la transcription et était beaucoup moins regardant que nous aujourd’hui sur la manière de modifier et réutiliser ses propres œuvres… et celles des autres. Pourtant, les courants de la musicologie « positiviste » ont brandi le spectre d’une véritable trahison que les interprètes non spécialisés en musique ancienne feraient subir aux compositeurs du passé. En ce sens, les années 1980-90 furent très dures.

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Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent pour faire un étrange parallèle entre la volonté d’historicisation de la musique, refusant tout concession au goût actuel, et une société en mal d’invention des sentiments. Pour les plus radicaux des musiciens se réfugier dans l’authenticité et exprimer les goûts, eux aussi hypothétiques, du 18ème siècle est une posture qui permet d’échapper au présent et au monde moderne et à son insécurité artistique. Pour certains commentateurs, il ne s’agirait pas tant, pour les musiciens fondamentalistes, d’exprimer le passé que de montrer leur incapacité à recréer une émotion actuelle avec un matériau ancien. L’effet en serait alors contreproductif et placerait la musique au rang d’objet de musée et pas d’art vivant.

Mais ceci étant dit, et pris avec une certaine distance, il ne s’agit cependant pas de faire n’importe quoi avec cette musique sous prétexte de la porter aux oreilles des mélomanes modernes. On assiste, heureusement depuis plusieurs années à l’apparition d’une nouvelle catégorie d’interprètes jouant sur instruments modernes, mais « documentés ». Car il faut bien faire la part des choses. On ne jouera plus les baroques comme on a pu le faire dans les années 1950, dans la lignée du romantisme. C’est heureux ! Désormais, qui veut jouer Bach au piano, au violon ou au violoncelle, à la guitare ou sous toute autre forme se doit d’avoir clairement assimilé les caractéristiques esthétiques et artistiques qui ont vu naître la pièce. Il faut en respecter le style, la lisibilité, le clarté et l’esprit. Et là, tous les interprètes ne sont pas égaux dans ce travail ! Seront très efficaces ceux qui parviennent à comprendre le tout d’une époque historique pour en extraire la substantifique mœlle, la faire transiter par son humanité et la porter à notre attention . En bref, comme le dit Voltaire, à se souvenir avec émotion pour comprendre (l’émotion n’étant pas une entrave à la compréhension, mais un ressenti de l’Histoire) et transmettre… toujours ces préceptes philosophiques Placere (plaire), Movere (émouvoir) et Docere (enseigner) qui remontent de l’Antiquité et qui dévoilent avec force les buts de l’œuvre d’art.

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On sent chez Murray Perahia une pratique constante de la musique de Bach et un naturel dans sa restitution. Je n’ai pas toujours été un fan de ce pianiste qui, parfois, me laissait indifférent. J’ai toujours préféré, par exemple, les Concertos de Mozart par Alfred Brendel, plus subtil et sensible à mon goût. Mais j’ai commencé à vraiment écouter et à apprécier Perahia avec ses interprétations de Bach, justement, les Variations Goldberg, les Partitas et les Suites anglaises, enregistrées pour Sony. J’y retrouvais cette exceptionnelle clarté d’élocution et de prosodie, la transparence des textures polyphoniques et un sens merveilleux de conduite de la phrase, qualités fondamentales que je considère comme le point de départ de la pensée de Bach. 

C’est exactement ce qui se renouvelle, avec une maîtrise plus grande encore, dans ce nouvel enregistrement des Suites françaises où l’on sent que le pianiste, après avoir étudié le clavecin, a réussi à en restituer sur le piano les particularités stylistiques tout en faisant sonner son instrument avec la modernité d’une très légère pédale et d’un toucher riche varié et très subtil et de quelques nuances de dynamique bien senties. Ce qui me plait dans ces Suites françaises, plus encore que dans ses enregistrement précédents, c’est d’abord cette vérité du langage retrouvé grâce à un style très épuré mais jamais sec. C’est ensuite cette manière de se placer au-delà de la matérialisation du son pour créer une impression de transcendance, non pas au niveau virtuose qui est un préalable, un outil, mais au point de vue spirituel et philosophique. C’est, enfin, le fait qu’au-delà des ces qualités si riches de la musique de Bach et d’un travail de documentation très long et riche, Murray Perahia reste lui-même et nous offre sa vision personnelle du génie de Bach. Il nous entraîne donc non seulement au cœur de la pensée de J.S. Bach, mais aussi dans son propre ressenti du propos du compositeur. C’est bien là que se trouve l’essence même de la pratique musicale et de l’interprétation, bien loin des querelles dogmatiques, dans la révélation humaniste du propos de Bach.

Un avis sur “Suites française…

  1. Cher Jean-Marc, tes commentaires sont toujours aussi ouverts et tolérants. Tu as inventé la critique gentille et constructive, celle qui fait aimer. Sois remercié pour ça.

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