Maestro Verdi!

« J’en appelle au jeune inconnu qui, peut-être, quelque part dans notre pays, est travaillé par l’inspiration, tandis que j’écris ces lignes, et enferme en lui le secret d’une époque nouvelle. » Giuseppe Mazzini, la Philosophie de la musique, 1836.

Je donnais mercredi une conférence sur Jérusalem de G. Verdi, puis à Wavre, hier soir, un exposé à propos du fameux Requiem… je parlerai encore de ce chef-d’oeuvre et des Quatre pièces sacrées lors des deux exposés de jeudi à la Bibliothèque des Chiroux… beaucoup de Verdi en peu de temps, mais le vrai bonheur d’évoquer l’un des grands génies de la musique du 19ème siècle! J’avais donc envie de vous rendre à lire un texte évoquant la biographie du Maître de Busseto que j’avais rédigé pour l’Opéra Royal de Wallonie il y a quelques années. Le récit est assez long… mais une vie si remplie et si riche mérite amplement ces modestes lignes. Bonne lecture! 

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Giuseppe Verdi par Giovanni Boldini, 1886

Les propos prémonitoires du héraut de la patrie, du porte parole de l’unité italienne trouvent, en cette année où l’on commémore le bicentenaire de la naissance de Giuseppe Verdi (1813-1901), un écho extraordinaire. Le renouveau de l’opéra italien allait effectivement transiter par celui qui non seulement porterait haut les couleurs de l’Italie musicale, mais parviendrait aussi s’imposer comme l’un des plus grands défenseurs de cette patrie chérie seule capable de faire face aux pressions des peuples extérieurs. Par son génie et sa force créatrice hors du commun, Verdi a su donner à son pays le rayonnement artistique, culturel et humain qui lui manquait dans ce temps troublé, lieu de toutes les métamorphoses, le dix-neuvième siècle.

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Théâtre Verdi à Busseto

À Roncole di Busseto, en Émilie Romagne, non loin de Parme, l’automne de l’année 1813, il y a tout juste deux siècles, est marqué d’une pierre blanche pour l’éternité. Giuseppe Verdi, le plus grand des compositeurs italiens voit le jour dans la maison d’un petit aubergiste. Dans la tourmente d’une Italie non encore unifiée, proie des envies autrichiennes et de la domination napoléonienne, le campanile de la petite église locale est le lieu de toutes les rencontres. On s’y réfugie pour fuir l’ennemi et protéger sa progéniture, on y chante aussi… et on y apprend les rudiments de la langue et de la culture. C’est le prêtre même de cette église San Michele, Don Pietro Baistrocchi, qui donne au petit Giuseppe ses premières lettres et ses premières expériences musicales. L’orgue de l’église sera son premier confident. Il aura vite fait de remplacer honorablement le professeur défunt et de s’approprier l’instrument sous le regard émerveillé des fidèles.

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Deux professeurs de Verdi à Busseto

Dès l’âge de douze ans, le voilà à Busseto. Protégé par le négociant Antonio Barezzi, par ailleurs amateur de musique et président de la société philharmonique de la petite ville, il obtient une bourse d’étude pour se rendre au conservatoire de Milan qui porte aujourd’hui son nom. Son échec à l’examen d’entrée ne le décourage pas et son protecteur lui offre des leçons avec Vincenzo Lavigna, chef d’orchestre et claveciniste à la Scala.

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Margherita Barezzi, première épouse de G. Verdi

En 1836, il épouse Margherita, la fille de Barezzi et devient directeur de la musique à Busseto. Mais son destin l’appelle à Milan et il parvient à se faire ouvrir les portes du prestigieux Teatro alla Scala. Ses débuts lyriques témoignent de l’influence du belcanto de Donizetti. Oberto, Conte di San Bonifacio(1839), première œuvre élaborée pendant près de quatre ans, reçoit un important succès et est joué dans la prestigieuse maison milanaise, puis édité par la Maison Ricordi. Mais il n’en va pas de même pour la comédie Un giorno di regno (1840) dont l’exécrable prestation des chanteurs contribue à l’échec. Cette déconvenue, combinée avec le décès précoce de son épouse, victime des suites d’une méningite fulgurante, le plonge dans un terrible désespoir. Prêt à renoncer à l’art lyrique, il faudra toute la diplomatie et le sens commercial de son imprésario, Merelli, qui, en remettant Oberto à l’affiche, assure au musicien un nouveau succès et d’importantes rentrées financières.

Conscient qu’il tient là l’un des génies de la musique italienne, le librettiste Temistocle Solera offre au jeune compositeur un livret certes complexe mais d’une exceptionnelle qualité. Nabucco récolte un énorme succès à la Scala en 1842. Les tourments moraux et les allusions politiques donnent à l’œuvre une profondeur nouvelle. Évoquant sans demi mesure la captivité des peuples en attente d’une libération, le fameux Va pensiero, dernier numéro de la troisième partie de l’opéra chante la douleur des esclaves hébreux prisonniers des babyloniens. La mélodie, très efficace et facile à retenir deviendra un second hymne pour tous les peuples oppressés.

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 Verdi Nabucco, Ve pensiero

I Lombardi alla prima Crociata reçoit en 1843 un succès suprême. L’expression des sentiments religieux s’y manifeste avec une ferveur qui n’a rien à envier à Nabucco. Mais ce sera surtout Ernani (1844), d’après Victor Hugo, qui montrera une propension désormais incontournable pour les portraits psychologiques intenses et les héroïnes « écrasées » par le despotisme masculin. L’œuvre inaugure aussi l’extraordinaire collaboration du musicien avec le librettiste Francesco Maria Piave et recueille un succès international. Vienne, Paris, Rio de Janeiro, Londres, Copenhague ou Istanbul s’arrachent les œuvres de Verdi et portent son nom dans le monde entier. Le voilà non seulement intégré à la haute société et accepté dans ses salons, mais aussi mis à contribution par de nombreux théâtres italiens. Les commandes affluent : I due Foscari (1844) pour Rome, Giovanna d’Arco (1845), d’après Schiller pour Milan, Alzira (1845) pour Naples et Attila (1846) pour Venise. Verdi touche à la gloire… et à l’épuisement ! Ses luttes incessantes avec les directeurs de théâtre, les sollicitations insistantes des grands éditeurs de musique lui usent les nerfs. Il se réfugie à Busseto pour reprendre son souffle.

Le 14 mars 1847, le Teatro della Pergola à Florence présente un nouvel opéra de Verdi sur un livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei d’après la tragédie de Shakespeare, Macbeth. Le compositeur s’y focalise sur l’épouse terrible du roi Macbeth. La réduction des péripéties (chez Verdi, le roi Duncan est un rôle bref et muet) confère à la tragédie une obscurité terrible. La véritable gageure résidait dans l’élaboration d’une progression dramatique continue à partir du désir de meurtre qui constituait, dans la plupart des œuvres précédentes le point culminant de l’action, pas le point de départ. L’œuvre commandée pour le carnaval eut un succès retentissant, adoucissant quelque peu ses « années de galère » (ainsi nommait-il lui-même ses débuts épuisants dans le métier). L’enfant de Roncole succédait désormais à Rossini, Bellini et Donizetti.

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Giuseppina Strepponi (c. 1845)

Célébrité oblige, les commandes affluent : I Masnadieri pour Londres et Jérusalem, au programme du prochain spectacle de l’ORW, un remaniement complet et génial des Lombards à la première Croisade pour Paris sont composés en 1847. Depuis Paris, il compose Il Corsaro en 1848 pour Trieste et La Battaglia di Legnano pour Rome moins d’un an plus tard. Ce dernier, en pleine tourmente romaine, suscite l’enthousiasme des romains et les chants patriotiques distillés savamment tout au long de l’œuvre font de Verdi le représentant le plus emblématique des idéaux du Risorgimento.

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Ashurst Venturi Emile, G. Mazzini en 1846

Mais cette activité intense ne l’empêche pas d’approfondir les recherches dramatiques entamées avec Macbeth. Elles se soldent par une utilisation plus fine de l’orchestre, par une transformation progressive du belcanto en un chant plus réaliste et par une introspection de plus en plus intense des personnages.

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Füssli, Les Trois sorcières de Macbeth

À Paris, il retrouve Giuseppina Strepponi. La jeune soprano avait contribué largement à l’entrée de Verdi à la Scala dès 1842. Elle avait tenu le rôle d’Abigaille dans Nabucco avec un succès sans pareil. De grande réputation, elle se produisait sur scène de manière ininterrompue depuis qu’elle avait triomphé dans l’Elisir d’Amore de Donizetti. Une fois sa voix fatiguée, elle s’était retirée en 1846 à Paris où elle enseignait. Amoureux et désireux de vivre ensemble, le couple allait bientôt décider de s’installer dans le hameau de Sant’Agata, non loin de Roncole, dans la grande maison qui deviendra la Villa Verdi et qui abritera le compositeur jusqu’à sa mort en 1901.

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Villa Verdi à Sant’Agata

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Chapelle privée de Sant’Agata

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Villa Verdi à Sant’Agata, Intérieur

Luisa Miller (1849), d’après Schiller est une œuvre charnière. Elle témoigne avec force d’un nouveau langage musical. Favorisant désormais la tragédie bourgeoise, Verdi exclut la dimension patriotique pour atteindre la profondeur des personnages. Les rapports entre texte et musique s’en ressentent et la volonté de coller au mot se traduit par une continuité vocale qui le rapproche parfois de Richard Wagner. Le public napolitain est désarçonné et reconnaît à peine son compositeur favori. Le succès est mitigé.

Mais Stiffelio confirme à la fois l’avancée musicale et la popularité retrouvée du maître. L’œuvre composée pour Trieste en 1850 met en scène une femme adultère pardonnée par son pasteur de mari. La censure s’en mêle et dénature l’œuvre en en ôtant les passages moralement suspects, scéniquement trop osées et musicalement trop audacieux. C’est pourtant un énorme succès et plus rien ne semble arrêter le triomphe !

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 Caricature, Verdi et la censure

Le plus fort reste à venir et l’épanouissement total se fait avec la fameuse « trilogie populaire » composée entre 1851 et 1853. Rigoletto, d’après le Roi s’amuse de Victor Hugo exprime avec force la terrible machination avortée d’un père pour venger sa propre fille, des abus du Duc de Mantoue. Il Trovatore, qui s’adresse aux « instincts et aux sens » trace une histoire d’amour et de mort entre noblesse, bâtard et gitane sur fond de bûcher. Enfin, La Traviata, basée sur une histoire contemporaine relatée par Alexandre Dumas fils, exploite le drame réaliste traditionnel où l’on interdit l’amour à une jeune courtisane atteinte de phtisie et humiliée dans son honneur. Ces trois drames ont en commun l’examen de la condition de la femme dans une société qui la relègue à un rôle subalterne et où règne la toute puissante autorité masculine. Ces « femmes de Verdi », Gilda, Azucena et Violetta, sont bouleversantes et incarnent avec force de cette féminité bafouée.

 

Après l’immense succès de ces trois opéras, Verdi passe quelques temps à Paris où il compose en 1855 les Vêpres siciliennes sur un livret d’Eugène Scribe. Un peu lassé des théâtres italiens, il multiplie les voyages. Vienne, Londres, Berlin et Saint-Pétersbourg. Il est très exigeant vis-à-vis des livrets et les corrige souvent lui-même. Son langage harmonique est de plus en plus complexe. On y décèle une attirance pour le symphonisme germanique et les scènes d’opéra évitent la traditionnelle alternance entre les récitatifs et les airs. De grands blocs sonores obéissent à une logique d’action plus réaliste. Il en résulte une nette diminution des airs à succès compensée par une efficacité accrue le déroulement de la dramaturgie. C’est Simon Boccanegra (1857) créé pour Venise qui bénéficie le plus largement de ces perfectionnements. Mais la création à la Fenice est catastrophique. Le public vénitien n’accepte pas un argument qui semble aller à l’encontre de leurs idéaux politiques.

En 1857, il remanie Stiffelio pour en faire Aroldo qu’il donne à Rimini de manière un peu décevante. Puis, Un ballo in maschera est composé pour Rome. L’argument, basé sur l’assassinat de Gustave III de Suède lors d’un bal masqué est refusé par la censure pontificale et l’œuvre est remaniée. L’action se déroule désormais à Boston et le roi est remplacé par le comte de Warwick. Il n’empêche, l’opéra suscite chez les romains un sentiment national très fort. Le délire est total. Les places sont hors de prix et le compositeur est acclamé comme jamais par la formule désormais célèbre « Viva V.E.R.D.I. » (Viva Victor Emmanuele Re D’Italia).

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Verdi a à cœur la politique d’unification de son pays. Il envisage de donner à sa carrière une autre tournure en abandonnant la plume au profit d’une activité politique intense. Il est élu député. Mais cette activité ne le passionne pas et il démissionne du parlement. Il répond alors à une commande du Tsar en 1862 en lui proposant plusieurs sujets refusés par la censure russe. Finalement, c’est la Forza del Destino qui est créé à Saint-Pétersbourg sous la supervision de Verdi lui-même. Pour Paris, il entreprend Don Carlos (1867) d’après Schiller, peut-être le plus achevé de tous ses opéras. Et comme les triomphes se succèdent, il reçoit en 1870 une invitation du khédive d’Égypte à écrire une œuvre pour l’inauguration du canal de Suez. Ce sera Aïda basé sur le récit de l’égyptologue François Auguste Ferdinand Mariette. Joué au Caire en 1871, Aïda sera un nouveau triomphe où tous les thèmes verdiens convergent en une dramaturgie exceptionnelle. La patrie, l’autorité paternelle, la trahison, la fidélité, l’amour, la mort, toutes ces valeurs s’associent à un chant exceptionnel soutenu par un orchestre dont le symphonisme et l’usage abondant du principe du leitmotiv a souvent rappelé Wagner. La perfection des deux derniers ouvrages semblait offrir à Verdi une porte de sortie vers retraite glorieuse et amplement méritée.

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 Verdi en Russie pour la Forza del Destino en 1861 ou 1862

C’était sans compter sur un besoin viscéral d’écrire, le Quatuor à cordes date de cette époque, et sur des événements extérieurs. Le poète tant vénéré par Verdi, Alessandro Manzoni, héros du Risorgimento, meurt en 1873. Le Requiem lui est dédié. Souvent qualifié d’opéra liturgique, l’œuvre titanesque figure d’emblée au rang des chefs-d’œuvre absolus.

 

La même année, il rencontre Arrigo Boito, homme de grandes qualités littéraires et musicales. Ce dernier parvient à lui donner la force et l’envie de réviser plusieurs partitions. Grand amateur de la musique symphonique allemande, Boito convainc Verdi de reprendre la plume en réenvisageant totalement la direction dramatique de son théâtre.

Sans contrainte de temps, Verdi n’a rien perdu de sa maîtrise, au contraire. Il développe avec Otello (1887) un art tout nouveau où l’introspection est à son comble. La psychologie suprême éloigne les enjeux de la patrie. L’âme humaine est sondée dans ses plus sombres recoins et la forme musicale prend une tournure inouïe. Plus d’airs de bravoure, plus de subdivision des scènes, un flux ininterrompu qui conduit inéluctablement à la mort des héros. Shakespeare aura rarement été mieux servi.

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Théodore Chassériau, Desdemone avant sa mort.

C’est encore le tragédien anglais qui décide de la dernière œuvre du maître. Boito propose au vieillard de quatre-vingt ans de montrer une dernière fois sa jeunesse d’esprit. Falstaff (1893) est un énorme éclat de rire où Verdi se prête à la comédie, genre qu’il avait abandonné dès sa jeunesse. Et quelle efficacité ! Quelle spontanéité dans ce jeu incessant et ces formidables plaisanteries ! Maîtrise suprême de tous les moyens, ces derniers ouvrages hissent Verdi au rang insurpassable de génie universel.

Pour Verdi, un seul regret, Le Roi Lear, le projet de toujours ne prendra jamais forme. Et ce sont les sublimes Quattro Pezzi Sacri (1889-97) qui mettront un terme à la production verdienne.

 

Dans une intimité exceptionnelle, déployant une écriture où le contrepoint n’a rien à envier à celui de Palestrina, ces pensées ultimes ne cessent de nous questionner sur l’approche spirituelle de cet homme ouvertement agnostique. Giuseppe Verdi s’éteint le 26 février 1901, à l’orée d’un nouveau siècle. La foule immense amassée le long du parcours du convoi funèbre remercie son plus grand porte-parole en entonnant avec émotion le fameux Va pensiero !

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Funérailles de Verdi à Milan