Tout est bruit pour qui a peur ! Voilà une déclaration qui ne me laisse pas indifférent et qui souligne une bonne part de l’aversion du public pour les phénomènes sonores qui les dépassent ou qu’ils ne peuvent pas prévoir. Serait-ce une forme de peur qui les empêche d’aborder sereinement la musique contemporaine ? Serait-ce la même raison que celle qui pousse les potentiels auditeurs à fuir les bruits de la ville ? L’homme serait-il conditionné à n’écouter que des choses consonantes et prévisibles ? La question des rapports entre les sons et les bruits mérite d’être posée, sans tabou, sans a priori. Rien qu’en se promenant tant en ville qu’à la campagne, nous sommes assaillis de mille bruits, de mille sons ainsi que de mille images. Les stimulis sont partout et sollicitent nos recoins émotionnels les plus profonds. Ils risquent parfois de nous mettre en danger.
Parlons des sons! Partant du constat que ce qui trouble bien souvent l’auditeur et le met mal à l’aise réside dans la manière dont les événements sonores se présentent à lui dans leur répartition dans le temps, je faisais, il y a peu, la comparaison avec des musiques très écoutées et appréciées par les auditeurs « moyens » (pas de référence péjorative dans le terme « moyen » !). On écoute facilement des musiques prévisibles, au cours desquels, les mélodies en annoncent d’autres, où les harmonies ne sont pas trop tendues, ou la dynamique n’est pas trop extrême et où l’orchestration reste « classique ». Cela s’applique non seulement à des classiques joués de manière (trop) classique comme certains tubes de Mozart, comme Vivaldi et une grande part des baroques, mais aussi, par exemple, à de nombreuses chansons du domaine de la variété.
Par contre, ce qui perturbe l’auditeur, ce sont les musiques accidentées, celles qui l’empêchent de percevoir le temps comme un continuum confortable. Entrent alors en ligne de compte des œuvres mal aimées car mal comprises, une grande part des œuvres contemporaines (mais à bien y réfléchir, on en trouve déjà des traces chez Bach, Mozart, Beethoven, … et les romantiques) dont le segment de temps qu’elles utilisent est mis à rude épreuve. Il en va de même pour les bruits de la vie de la ville. Outre le fond sonore continu, les événements qui se déroulent sous nos oreilles semblent aléatoires et imprévisibles. Ils génèrent donc un stress qui peut devenir vraiment pathologique. Ne croyez pas que je fais l’amalgame entre la musique et les bruits. Je suis un ardent défenseur de la musique d’hier et d’aujourd’hui, vous le savez! Le bruit, c’est une évidence, est utilisé depuis très longtemps comme moyen expressif dans de nombreuses œuvres. On peut même affirmer que les dissonances les plus acceptées aujourd’hui (comme, par exemple, l’accord de 7ème diminuée chez Bach, Mozart ou Beethoven) ont, un jour fait partie des « bruits » musicaux. Pensez-donc qu’autrefois, on refusait le statut de consonance l’intervalle de tierce, si présent et essentiel à toute musique tonale. On garde encore parfois le nom de consonance imparfaite pour cet intervalle devenu banal!
Cependant, si, depuis la plus tendre enfance, on habituait les enfants, par des moyens pédagogiques simples, à utiliser d’autres manières pour concevoir le temps et les phénomènes sonores qui s’y greffent, on les amènerait, j’en suis sur, vers une meilleure perception de la musique contemporaine et de la discontinuité du temps musical.
Mais c’est un travail de fond qui prendrait des années et demanderait des formations spécifiques pour les instituteurs (dont la formation musicale n’est déjà pas satisfaisante !) et les professeurs de musique (qui privilégient surtout, quand ils en ont les moyens, les musiques dites classiques) qu’il faudrait entreprendre. La politique de l’enseignement actuel est loin de ces préoccupations-là.
Mais pourquoi ne pas commencer par un simple exercice d’écoute, facile à réaliser et pratiquement gratuit ? Installez-vous par une belle journée, les beaux jours sont là, du moins en théorie, dans un endroit de la ville qui comporte beaucoup de passage (motorisé et piéton), une zone commerciale, par exemple. A Liège, la Place Saint Lambert ou les abords de la Gare des Guillemins devraient convenir à l’expérience. Pour s’y préparer, il faut expliquer aux participants que le bruit et son déroulement aléatoire peut révéler des richesses sonores insoupçonnables, qu’il suffit de fermer les yeux et …d’écouter ! Le monde sonore de la ville n’est pas que nuisances ! Et d’ailleurs, il me semble que la notion de nuisance est toute relative. Elle intervient lorsqu’on nous impose des sons que nous ne désirons pas entendre et à des moments inappropriés.
Vous me rétorquerez que les bruits de la ville nous sont toujours imposés. Mais dans le même état d’esprit, la musique nous l’est souvent également. Elle peut donc, elle aussi, se ranger au rang des nuisances. C’est donc, à mon sens, l’approche du son qu’il faut revoir de fond en comble. Des études au sein des entreprises à montré que la diffusion de musique pendant les heures de travail s’apparentait à un bruit parasite plus qu’à un élément de détente favorisant le calme et la sérénité. Encore une fois, tout peut être bruit… ! Car chacun n’a pas la même éducation musicale et, dans le cadre du lieu de travail, la culture musicale est très diversifiée. Choisir une musique qui convient à tous est un leurre que quelques psychologues n’ont guère compris.
Et il en va de même dans les salles d’attente des médecins, des dentistes ou autres professions libérales. Croyant agrémenter le temps d’attente des « patients », beaucoup laissent fonctionner une radio, dispensent une musique de « relaxation » ou quelques musiques classiques censées apaiser… L’agacement se fait sentir quelle que soit la musique utilisée qui est alors, dans ce contexte, perçue comme un bruit parasite.
Après avoir réalisé votre expérience quelques fois et pris conscience que la rumeur de la ville contient de nombreuses richesses insoupçonnées, revenez chez vous et écoutez une œuvre comme Amériques de Varèse ou le fameux Pacific 231 d’Honegger si vous étiez près d’une gare en faisant le parallèle avec votre vécu citadin. Incroyable ! On y découvre, dans une remarquable stylisation orchestrale, une bonne part des éléments entendus dans la ville.
Mais faites aussi l’expérience inverse, rendez-vous à la campagne, là où l’on dit qu’il fait calme. Ecoutez ! Le calme et le silence n’existe pas là non plus, même si les sons perçus sont d’un bien autre ordre. Le chant des oiseaux, les cris d’animaux, le vent dans les arbres et malheureusement, trop souvent, les bruits lointains de la circulation. Rendez-vous compte que les événements sonores bucoliques sont tout autant aléatoires que ceux de la ville. Ils sont tout simplement d’une autre nature. Pourtant, ceux-ci, ils sont apaisants, dit-on… Ce n’est que subjectif et tout le monde connaît les nuisances des chiens qui aboient ou des coqs qui chantent à trois heures du matin, pour ne pas citer les chants d’oiseaux qui sortent des bras de Morphée de nombreuses personnes tous les jours dès les premières lueurs de l’aube. Non, les bruits de la nature ne sont pas systématiquement bénéfiques pour l’home non plus. Tout dépend de la réceptivité que l’on en a et de l’intention qui nous anime vis à vis d’eux.
Là aussi, une fois rentrés chez vous, vous pourrez écouter d’une nouvelle manière des œuvres d’Olivier Messiaen (Catalogue d’oiseaux, Quatuor pour la fin du Temps, Turangalila, …) qui mettent en œuvre des chants d’oiseaux.
Selon son habitude, le compositeur a rédigé en préface un petit texte dont je recommande vivement la lecture :
« Au mois de juin. Le Roussillon, la Côte Vermeille. Près de Banyuls : cap l’Abeille, cap Rederis. Surplomb des falaises, au dessus de la mer bleu de prusse et bleu saphir. Cris des Martinets Noirs, clapotis de l’eau. Les caps s’allongent dans la mer comme des crocodiles. Dans une anfractuosité de rocher qui fait écho, le Merle Bleu chante. Il est d’un autre bleu que la mer : bleu violacé, ardoisé, satiné, bleu noir. Presque exotique, rappelant les musiques Balinaises, son chant se mêle au bruit des vagues. On entend aussi le Cochevis de Thékla qui papillonne dans le ciel au dessus des vignobles et du romarin. Les Goélands Argentés hurlent au loin sur la mer. Les falaises sont terribles. L’eau vient mourir à leur pied dans le souvenir du Merle Bleu ».
Interprétation : Yvonne Loriod. Illustrations
La musique n’est pas le bruit. Elle peut l’utiliser, mais souvent, elle lui offre une stylisation par le truchement d’une écriture efficace et construite ainsi que par le médium de l’instrument ou de la voix. Laissez-vous aller à écouter les géniales Études pour piano du grand György Ligeti et vous découvrirai toutes les merveilles sonores que je viens d’évoquer… et mille autres encore! pour ceux qui y sont le moins familiarisés, allez-y progressivement. Fermez les yeux et écoutez, revenez-y souvent et bientôt, cette musique vous démontrera qu’elle reflète magistralement nos émotions et notre monde.
Mais, il n’est pas rare que certaines musiques donnent l’impression d’être plus nuisibles et plus bruiteuses que certains…bruits ! On comprend que le problème ne réside pas dans la qualité musicale ou non du son perçu, mais dans la manière, forcée ou non, dont nous le percevons. Tout est donc bien relatif et dépend d’un contexte de disponibilité de notre oreille et de notre être tout entier. Apprendre à vivre avec tous ces sons me semble bien plus important que tenter de les supprimer (cela est en fait tout à fait impossible tant à la ville qu’à la campagne).
S’il est irréfutable que nous devions veiller à limiter les nuisances de toutes sortes, il nous faut également agir de manière positive, ne plus avoir peur d’un phénomène sonore. Rappelons-nous aussi que le silence total, le vrai, est aussi nuisible et angoissant que la surabondance de sons. Les chambres anéchoïques en sont la démonstration terrible et ont pu être utilisées comme des procédés de torture!
Ce sont, une fois encore, l’éducation et l’apprentissage qui, en nous faisant prendre conscience de nos environnements, peut nous permettre, sans trop de frais et avec le respect de chacun, d’apprivoiser notre univers sonore et en détourner les méfaits au profit d’une approche plus constructive et plus artistique. Tout ceci ne signifie nullement que tout est musique, bien sûr. Souvent, pour les œuvres toutes récentes, l’histoire n’a pas encore fait le tri et tout n’est pas chef d’œuvre. Tout mérite cependant d’être écouté sans a priori, sans peur et sans reproche. Car, pour le répéter une dernière fois, tout est bruit pour qui a peur !