Il m’est arrivé souvent, ces derniers temps, d’évoquer le mythe d’Orphée, même en dehors d’œuvres qui le concernent directement. La raison en est simple, j’y suis ramené par mon parcours de réflexion sur la nature même de la musique et sa capacité à susciter chez nous un sentiment de sublime, à nous élever et, peut-être, à nous rendre un peu meilleur. Les philosophes du 17ème siècle avaient cerné les caractéristiques que doit revêtir une œuvre d’art pour atteindre son but. Trois mots latins, explicites à souhait, suffisaient à exprimer les propriétés de la musique comme des autres disciplines artistiques : Placere, Movere et Docere, soit offrir de l’attrait, remuer et enseigner.
L’œuvre nous interpelle, en effet, en premier lieu. Nous nous arrêtons devant elle pour la regarder, pour la lire ou pour l’écouter. Elle remue nos sens avec plus ou moins de force en fonction ce que nous sommes nous-mêmes. Enfin, elle nous enseigne, si nous voulons bien adopter une approche active, beaucoup d’elle-même et nous apprend plus encore sur nous-mêmes.
George de FOREST BRUSH, Orphée et son chant, 1890
Par la perfection de son élaboration et de sa rhétorique, l’œuvre rejoint l’ancien concept grec dénommé Kalos kai Agathos, soit la complémentarité entre le beau et le bon qui génère le vrai. Et justement, il me semble aujourd’hui que ce qui se joue dans le mythe d’Orphée, symbole même de la musique, n’est pas tant l’aventure, narrée si souvent, de sa visite au royaume des ombres pour y reprendre sa bien-aimée, Eurydice, injustement ravie au monde, et de l’échec qui en résulte à cause de la faiblesse de l’Homme. Non, Claudio Monteverdi l’avait évidemment bien compris en ne réduisant pas son Orfeo de 1607 en une simple malheureuse histoire d’amour mais en en faisant un chef d’oeuvre de pensée à la fois humaniste et baroque (les deux sont loin d’être incompatibles). Ce qui se joue en amont de lui et à travers sa personne est plus primordial encore. Il suffit d’écouter le sublime duo final entre Orphée et Apollon pour l’imaginer clairement.
Souvent, la mythologie annonce qu’Orphée était le fils de la muse Calliope et du roi de Thrace Oeagre, donc d’une personnalité divine et d’un mortel. On connaît Calliope pour sa grande importance parmi les neuf muses. Elle incarne la poésie épique et l’éloquence. Mais ce qui est bien plus intéressant, c’est que l’ensemble des muses sont les filles de Zeus et de Mnémosyne, la déesse de la mémoire, elle-même fille d’Ouranos, dieu du ciel et Gaïa, déesse de la terre. On le voit, la généalogie d’Orphée est lourde de sens. Ainsi, on le comprend aisément, il transite par le chant d’Orphée que lui a appris Apollon et sa lyre, non seulement les attributs de Calliope, mais aussi ceux de sa grand-mère, la mémoire du monde.
Apollon et les neuf muses.
Quant à Apollon, du monde, il en est la lumière. Il l’inonde du rayonnement infini de sa lyre d’or. Dieu de la Musique, souvent nommé Apollon citharède, il surpasse par son art de la lyre (ou cithare) toute autre forme de musique (celle des instruments à vent, notamment, qui ont mauvaise presse parmi les dieux de l’Olympe). Il tutoie le sublime et éclaire noblement ceux qui ont la chance de l’écouter. La légende raconte qu’Orphée fut aussi habile que son maître et qu’il ajouta deux cordes à la lyre pour les porter à neuf en hommage aux neuf muses dont faisait partie sa mère. Et comme tout se tient merveilleusement, Apollon, fréquemment nommé musagète, est l’instructeur des muses.
Apollon jouant de sa lyre d’or (pendule 1er empire, début du 19ème siècle)
Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier ? Et bien tout simplement que l’émotion sublime suscitée par le chant d’Orphée, la Musique, est le résultat de l’association, presque mystique, entre la poésie, la rhétorique, le jeu apollinien de la lyre et… la mémoire individuelle, collective et ancestrale de l’univers (le ciel et la terre). C’est là, évidemment une révélation essentielle car ainsi, la musique contient effectivement tout ce que semble nous dire Voltaire lorsqu’il évoque l’importance de la mémoire du passé et de l’émotion dans le fait d’une civilisation. « Une Civilisation, c’est ce qui se souvient, dit-il, mais sans les sens, il n’y a point de mémoire et sans mémoire, il n’y a point d’esprit ». La musique et l’art, au sens plus large, est ce qui se souvient avec émotion.
C’est ce que semblent en effet nous dire la plus grande part des œuvres musicales qui nous bouleversent. Elles sont le souvenir que nous avons en nous, non seulement de nous-mêmes, mais de tout ce que nous sommes par l’Histoire de notre civilisation. Observons, au passage, que Calliope est aussi la mère des Sirènes dont le chant funeste représente la partie sombre de la musique… qui n’adoucit pas toujours les mœurs, d’ailleurs ! Les pouvoirs les plus divers de la musique en font un objet que le Pouvoir, en tout temps, cherchera à maîtriser, l’Histoire en témoigne abondamment.
J.W. Waterhouse, Ulysse et les Sirènes (1891)
Ainsi, en alliant l’apprentissage de l’écoute pour renforcer l’impact émotionnel des œuvres et la compréhension de notre passé, de notre histoire, nous pouvons nous souvenir avec émotion d’un passé plus ou moins lointain. Et nous en devenons, du coup, plus intelligents puisque, comme on le sait, le vocable « intelligence », vient du latin intellegere qui ne signifie pas savoir, mais comprendre. Un savoir qu’on ne comprend pas ne sert à rien. L’érudition pour elle-même est absolument inutile. Ne dit-on pas, dans la sagesse populaire qu’il faut préférer une tête bien faite à une tête bien pleine ? Il faut évidemment les deux pour générer les interactions les plus riches et les plus subtiles qui, en s’associant à l’émotion, rendent l’Homme pleinement Humain par sa compréhension du monde. On comprend soudain pourquoi l’humanisme glorifie Orphée… et tout ceci explique pourquoi le barde antique a fait couler tant de notes harmonieuses dans l’Histoire de la Musique, générant l’attrait de presque tous les philosophes pour l’art des sons.
Je cite, ici, ce bref extrait d’un ouvrage consacré à Franz Liszt de Philippe André, Années de Pèlerinage de Franz Liszt 1. La Suisse, Aléas, 2009, p. 118 : « Pour écrire Orpheus (1853-1854), c’est à un véritable exercice d’auto-hypnose, probablement ce qui dans notre jargon d’aujourd’hui se rapproche le plus de la vision d’autrefois, que se livre Liszt ».
L’argument que Liszt rédige en préface de la partition est absolument révélateur de sa clairvoyance et de sa juste perception des enjeux d’Orphée :
« […] Nous avons revu en pensée un vase étrusque de la collection du Louvre, représentant le premier poète musicien, drapé d’une robe étoilée, le front ceint de la bandelette mystiquement royale, ses lèvres, d’où s’exhalent des paroles et des chants divins ouvertes et faisant énergiquement résonner les cordes de sa lyre de ses beaux doigts longs et effilés. Nous crûmes apercevoir autour de lui, comme si nous l’eussions contemplé vivant, les féroces bêtes des bois écouter ravies ; les instinct brutaux de l’homme se taire vaincus ; les pierres s’amollir, des cœurs plus durs peut-être, arrosés d’une larme avare et brûlante […] les ris et les plaisirs se recueillir avec respect devant ces accents qui révélaient à l’Humanité la puissance bienfaisante de l’art, son illumination glorieuse, son harmonie civilisatrice.
Vase étrusque, concours musical entre le dieu Apollon et le styre Marsyas 380 ACN
Prêchée par la plus pure des morales, enseignée par les dogmes les plus sublimes, éclairée par les fanaux les plus brillants de la science, avertie par les philosophiques raisonnements de l’intelligence, entourée de la plus raffinée des civilisations, l’Humanité, aujourd’hui comme jadis et toujours conserve en son sein ses instincts de férocité, de brutalité et de sensualité que la mission de l’art est d’amollir, d’adoucir, d’ennoblir. Aujourd’hui comme jadis et toujours, Orphée, c’est-à-dire l’Art, doit épandre ses flots mélodieux, ses accords vibrants comme une douce et irrésistible lumière […]
S’il nous avait été donné de formuler notre pensée complètement, nous eussions désiré rendre le caractère sereinement civilisateur des chants qui rayonnent de toute œuvre d’art […], leur Éther diaphane et azuré enveloppant le monde et l’univers entier comme dans une atmosphère, comme dans un transparent vêtement d’ineffable et mystérieuse Harmonie ».
Tout est dit !