Les Morts, le Souvenir et l’Émotion

J’en ai parlé abondamment ces derniers jours, lors de conférences et de cours. L’art et la musique nous enseignent la mémoire et nous procurent une vive émotion. Il va sans dire que la nature de l’émotion est aussi variée qu’il y a d’œuvres, c’est peu dire. Et il va également de soi, pour nombre d’entre-nous, que l’émotion est intrinsèquement liée à l’œuvre avec laquelle nous échangeons, par le regard, par l’ouïe ou par n’importe quel sens. En un mot, l’œuvre nous apprend quelque chose d’elle-même et nous conduit presque toujours à ce que nous sommes.

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Cimetière de Sainte-Walburge à Liège

S’il en est ainsi, ce n’est pas seulement la spontanéité de notre approche de l’œuvre d’art qui joue. J’en ai souvent fait mon credo, je persiste et signe, la culture est fondamentale pour nous permettre une approche fine et profonde de l’art. La culture pour elle-même, l’érudition sans les sens et l’émotion n’a que peu de valeur. Ce qui me semble plus riche humainement parlant, c’est de relier les différents aspects de la nature humaine et de tenter de comprendre un peu le monde en tissant des relations transversales entre les disciplines. Mais ce qui me semble important de rappeler une fois encore, alors que de nombreuses voix s’élèvent pour hurler le contraire, c’est le rôle de la mémoire collective et individuelle dans une conception humaniste du monde. Les philosophes et sociologues parlent volontiers de point d’amalgame lorsque la culture collective, celle qui englobe les diverses pratiques de vie d’un groupe sociétal déterminé, permet de nourrir et d’expliquer la culture individuelle, celle qui reflète notre parcours dans la vie, nos expériences, nos cheminements. Or, pour que cet amalgame soit productif et efficace, pour qu’il soit le plus large possible, il faut que la mémoire, collective et individuelle, puisse prendre conscience d’elle-même. 

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Caspar David Friedrich, Soir.

La mémoire collective, dont nous ne sommes guère responsable à vrai dire, du moins en ce qui concerne les faits précédant notre naissance, n’est pas un simple exercice scolaire où il s’agirait de retenir l’histoire en l’enfonçant tant bien que mal dans nos cerveaux déjà bien encombrés. C’est, au contraire, une compréhension teintée d’émotion qu’il faut viser plus qu’un effort de mémorisation. Car en comprenant et en ressentant, non seulement, on retient mieux, mais encore on touche plus profondément à l’humanité des êtres qui ont façonné notre civilisation… Le rôle de l’art et de la musique, en cette matière, n’est plus à prouver. Souvenons-nous que l’Antiquité faisait de la musique un art majeur et que toutes les disciplines artistiques étaient censées, sous la coupe d’Apollon lui-même, illuminer le monde et sous l’action des neuf muses, elles-mêmes filles de Mnémosyne (déesse de la mémoire collective et individuelle, justement), donner corps à un art dont l’essence de l’Être figure au premier plan. Mais ce n’est pas cela précisément que je désirais évoquer aujourd’hui même si nous restons dans le même registre. 

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On dit que l’Homme est devenu lui-même et qu’il a basculé vers la civilisation lorsqu’il a commencé à ensevelir ses morts (paléolithique supérieur) et à les honorer par un culte dont, au cours du temps, la beauté et l’émotion deviennent les maîtres-mots. Comme chaque automne (est-ce un hasard si cela se déroule dans la saison crépusculaire?), on peut observer une agitation intense près des cimetières.

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Sépulture d’enfant dans la grotte de Qafzeh (Israël), 100 000 avant notre ère.

Lorsque le premier novembre approche, beaucoup se pressent pour se rendre auprès de la sépulture d’un des siens pour nettoyer la pierre tombale, enlever les mauvaises herbes, rafraîchir quelques fois les peintures lorsqu’il y en a. Certains s’amusent de ce phénomène et semblent dénigrer ceux qui fleurissent les monuments funéraires et s’émeuvent quelques instants devant la froide pierre, l’urne funéraire ou la pelouse de dispersion. 

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Je suis de ceux qui considèrent que se souvenir de ceux qu’on a aimés ne passe pas nécessairement par le rituel de la Toussaint, du jour des Morts ou du passage obligé sur la tombe, mais je le respecte et le comprends profondément. J’ai beaucoup d’affection et d’empathie pour ceux qui viennent, en toute simplicité, déposer une fleur. Ils témoignent leur émotion, ils se souviennent ! Je me promène d’ailleurs volontiers dans ces lieux calmes, sereins, paisibles et j’y ressens chaque fois une intense émotion qui n’est pas liée à mes proches auxquels je pense surtout en dehors du cimetière,… 

Les cimetières sont toujours par leur ancienneté, leur histoire et leurs monuments, de véritables condensés d’Histoire et d’Histoire de l’art. Ils constituent une magnifique partie de cette culture collective où se rencontrent les tendances rituelles générales des sociétés et, en même temps, l’ensemble des actes individuels de chaque famille vis-à-vis des siens.

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Se trouve, dans le cimetière de Sainte Walburge, la tombe d’Edgar Scauflaire, le peintre, entre autres, des fresques de la Salle philharmonique de Liège.

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La Salle philharmonique de Liège, Photo Stéphane Moureaux

C’est donc un endroit où le fameux point d’amalgame se concrétise. Il y est certes question de la mort, mais souvent moins qu’on ne pourrait le croire. Les cimetières sont des témoignages de la vie des femmes et des hommes, de leurs actes et métiers parfois, de leur mort toujours (les dates affichées sur les tombes sont bien souvent bouleversantes), de leur statut social (les tombes ne sont pas égales en richesse et en prestige), de leur religion ou de leurs convictions philosophiques, de la mixité sociale de notre monde (cimetières chrétiens, juifs ou musulmans,…), des guerres, de ses victimes, de ses martyrs,… mais surtout de la manière dont les proches ont voulu se souvenir d’eux et les honorer. Les cimetières sont donc des endroits très précieux pour notre civilisation qui peut, selon les mots de Voltaire, se souvenir avec émotion. 

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Le mot « culture », qui vient du latin « cultura », désigne d’abord la culture agricole d’un champ, puis, par assimilation, devient la culture de l’esprit (Ciceron). Mais le mot a aussi le sens d’« habiter », on comprend qu’un esprit cultivé peut être habité. Il désigne aussi le fait d’« honorer ». Cela donne alors le mot « culte », dont la première fonction est d’honorer ses proches, un dieu ou quoi que ce soit d’autre. On le voit, une fois de plus, l’étymologie nous éclaire sur les intentions humaines. Mais aujourd’hui où le mot « culture » ne signifie bien souvent rien d’autre qu’un produit de consommation, on a souvent oublié qu’honorer ses morts, c’est se souvenir d’eux avec émotion et reconnaître l’importance de notre passé. Fréquenter les cimetières n’est nullement un acte morbide ou démodé, c’est un point d’amalgame entre la « Kultura » (la culture collective) et la Bildung (la culture individuelle) comme les nomment en allemand Emmanuel Kant et Madame de Staël. Ils aident à prendre conscience simplement de cette notion bien complexe. 

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Alors, ce matin, en quittant mes chers Coteaux de la Citadelle, je suis allé me promener dans le grand cimetière de Sainte Walburge à Liège. Il y avait bien du monde et, tout en marchant dans les allées, j’ai observé. J’y ai vu l’humanité, dans ce qu’elle a de plus touchant lorsque deux parents pleuraient sur la tombe de leur enfant parti trop tôt. J’y ai aussi vu la veuve se rendant auprès de celui auprès de qui la vie était si douce, y déposant une modeste bougie, comme le symbole de l’âme aimée. J’y ai vu ces tristesses bouleversantes qu’il n’est pas utile de nommer. Mais j’ai aussi pu observer des gens qui souriaient, venus en famille pour se souvenir, rencontrant des connaissances et évoquant le « bon vieux temps ». J’en ai vu qui en profitaient pour se rendre au mémorial des victimes des guerres, en bref, j’ai vu une société qui se souvient de ceux qui sont désormais intégrés à la mémoire collective. 

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Ma maman m’avait demandé de la conduire l’après-midi même sur la tombe de mon père disparu il y a bientôt cinq ans. Revenant de la sorte, à Hollogne-aux-Pierres, aujourd’hui Grâce-Hollogne, dans le quartier de mon heureuse enfance (j’en ai eu de la chance !), je n’ai pu m’empêcher de passer un instant devant notre maison familiale, vendue depuis bien longtemps, et sur la Place de l’Église où j’ai joué, aimé, pleuré et ri durant toute ma jeunesse. Stupéfaction ! On abat l’église du village où tant de souvenirs sont restés. Une vive émotion s’est emparée de moi…le souvenir, l’amalgame entre un lieu et son passé, mon histoire individuelle et celles d’un passé immémorial dans lequel l’église figure le centre d’un village et un peu son âme. 

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J’ai eu le sentiment qu’on m’enlevait un peu de moi-même, mais une fois revenu à la raison, j’ai aussi pris conscience que ce passé resterait vivant aussi longtemps que quelqu’un s’en souviendra… !

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Le cimetière de Hollogne-aux Pierres où sont enterrés la plupart de mes proches.

Me sont alors revenues les paroles bouleversantes et si riches d’un père d’une jeune fille, une gambiste renommée, disparue beaucoup trop tôt, qui me disait, les larmes dans les yeux, que tant que l’on se souviendrait d’elle, tant qu’on écouterait ses disques et tant que son instrument jouerait, même sous les doigts de quelqu’un d’autre, elle serait encore vivante. Oui, la mémoire rend les choses disparues encore bien vivantes et cela va de la mémoire personnelle comme de la mémoire collective. Le devoir de mémoire n’est pas un vain mot et il me fallait m’en rappeler en ces jours de souvenirs.