Le relais et le flambeau…

Si je parcours volontiers de long en large les coteaux de la Citadelle à Liège chaque dimanche, il fallait un peu de détermination pour sortir de la maison en cette froide et pluvieuse matinée. Ma motivation n’était pas aujourd’hui seulement de m’aérer l’esprit, mais de me rendre dans l’Enclos des fusillés du parc de la Citadelle pour me recueillir un instant sur ceux, connus ou non, qui ont permis que je puisse aujourd’hui me promener, parler, écrire ou penser librement. Lorsque j’étais enfant, j’habitais en face d’un monument aux morts. Chaque année, un relais sacré était organisé. Mes parents, mon frère et moi, participions à cet impressionnant cortège qui se déroulait dans un silence ému précédé d’un flambeau, flamme symbole du souvenir.

Une fois parvenus au monument, nous écoutions la sonnerie aux morts jouée par un clairon et, dans l’émotion, les participants se séparaient en évoquant les souvenirs et les expériences. Il y avait encore, à cette époque, des anciens combattants de la Première Guerre Mondiale. J’ai gardé quelques souvenirs émus de ces moments et, dans mon esprit d’enfant, j’imaginais l’effroi et l’angoisse des soldats et de leur famille. Je tentais d’imaginer l’angoisse d’un père, d’un frère ou d’un fils absent et exposé aux horreurs des tranchées et des bombardements. J’en ai gardé un sentiment d’effroi bien que personne de mes parents proches n’ait succombé ainsi!

 

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Pour moi, il ne s’agit donc pas d’anachronisme ou de confusion à me rendre le lendemain du 11 novembre dans un lieu qui honore les soldats fusillés en 1944-45 car en fait, les dates importent peu quand il s’agit de rendre hommage à ceux qui ont perdu la vie pour sauver la nôtre. Les quelques photos que vous trouverez ici témoignent d’un passé douloureux qu’on aimerait savoir révolu. 

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Les formidables racines du grand arbre de l’enclos des fusillés semble vouloir nous rappeler le terrible passé. Je reprends ci-dessous un bref extrait du très beau poème d’Evgueni Evtouchenko mis en musique de manière bouleversante par Dmitri Chostakovitch dans sa 13ème Symphonie qui me venait en tête avec sa grave musique ce matin:

Au dessus de Babi Yar bruit l’herbe sauvage, 
Les arbres menaçants ressemblent à des juges. 
Ici, en silence, et, me découvrant, 
Je sens mes cheveux blanchir lentement. 
Et je deviens un long cri silencieux, 
Au-dessus des milliers et milliers d’ensevelis. 
Je suis chaque vieillard ici fusillé.
Je suis chaque enfant ici fusillé.
Rien en moi ne pourra l’oublier.

Hélas, les guerres, les massacres et les injustices n’ont pas cessé malgré cela et aujourd’hui, nous pouvons revendiquer le plus de guerres que la terre ait jamais connu en même temps, le plus grand nombre de populations déplacées, déportées, violentées… avec, en perspective, tous les malheurs humains les plus tragiques et les peurs comme les angoisses les plus affreuses. Je reprends ici à mon compte un aphorisme de Martin Heidegger que je citais lors d’un cours récent qui, en 1948, affirmait que l’angoisse est la disposition qui nous place face au néant. On se demande comment il est possible que les peuples ne cessent jamais de se battre alors que, en principe, chaque individu n’espère qu’une chose de la vie… la paix!

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Quelle différence, en effet, entre la misère causée par la destruction d’Amiens en 1919, de Guernica en 1937, de Dresde,d’Hiroshima en 1945 ou de Rakka en 2017? Aucune! Que de la désolation… la mort qui semble triompher de la vie! Impossible de rester impassible. On se dit… plus jamais cela et pourtant ça recommence à chaque fois. Depuis la nuit des temps, les hommes se battent et l’histoire est balisée par des milliers de déclarations de guerres et de traités de paix… 

Amiens en 1919

Guernica, 1937

Stalingrad, 1942

Ruines de Dresde en 1945

Hiroshima, août 1945

Saigon, 1968

Rakka 2017, photo CNN

On ne peut plus dire qu’on ne savait pas! Et pourtant, certaines constatations s’imposent : certains événements du passé qui ont été déterminants pour notre vie actuelle sont en train de s’enfoncer dans les méandres de l’histoire. Par la force des choses ! Il s’est bientôt écoulé un  siècle depuis la fin de la Première Guerre mondiale et il ne reste à ce jour plus aucun survivant de cet inimaginable carnage (9 millions de personnes y sont mortes et 20 millions y ont été blessées !) qui a mis nos régions à feu et à sang. Petit à petit la Grande Guerre, comme on l’a nommée, disparaît de la conscience de nos contemporains malgré les efforts des historiens et de la presse… 

J’en veux pour preuve ces quelques réflexions entendues à divers endroits chaque année à la même époque où des jeunes adultes… et des moins jeunes, d’ailleurs, évoquaient le 11 novembre comme un jour ouvrable normal et s’étonnaient que magasins, écoles ou administrations sont fermés à cette date. Ils ne savaient plus pourquoi le jour était férié. C’est l’armistice dit-on… mais de quel armistice s’agit-il et que peut bien signifier ce mot étrange…?

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L’austère et terrible tunnel que traversaient les prisonniers avant d’être attachés et fusillés.

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Photo prise en novembre 2015

 

S’il ne s’agit, je l’espère, sans doute pas de la majorité des jeunes et il est à souhaiter que l’enseignement, les médias et autres actions de mémoire, de monuments commémoratifs parviennent encore à la conscience du plus grand nombre. Car il serait bien regrettable que ces faits, dont notre liberté actuelle résulte, se rangent au rang de simples faits historiques enfouis dans l’indifférence d’un passé qui n’intéresse plus grand monde. Vous me rétorquerez sans doute que c’est le lot de tous les faits de l’histoire. Tant que des survivants transmettent le souvenir ému et fervent, on n’oublie pas, mais quand tous ont disparu, seuls les historiens font encore le relais. Il nous reste à espérer que les prochaines commémorations du centenaire de l’armistice pourront raviver les mémoires défaillantes et ancrer pour longtemps encore le sacrifice de ces millions d’hommes dans le tiroir de nos souvenirs. Je vous donne donc à relire une fois encore le billet que j’avais écrit sur ce sujet dès le 11 novembre 2008.

 

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Réfugiés belges sur la route de l’exode en 1914… des images malheureusement universelles qui, malgré le changement d’époque, restent d’actualité en de nombreux endroits du monde.

 

L’étymologie du mot armistice découle du latin arma (arme) et statio (arrêt, immobilité). Les armes s’arrêtent. Synonyme de trêve, et féminin au 18ème siècle, il devient au 19ème siècle et plus encore avec l’armistice du 11 novembre 1918 du genre masculin et désigne la fin d’un conflit et pas seulement la trêve.  

Si le jour reste donc férié en Belgique, c’est sans doute pour qu’il reste un symbole, un jour où la mémoire doit agir comme un déclencheur de conscience. Car les leçons de l’histoire sont loin d’être retenues. Si, pour l’instant, nos régions sont épargnées par les guerres militaires (car manifestement d’autres types de guerres sont en cours et elles sont d’ordre économique et financier), la guerre est là, partout dans le monde… et nous y prenons part. Et cela, beaucoup n’en ont même pas conscience. Or, qui dit guerre dit désastres humains… et qui dit désastres dit mort et douleur. C’est un message de paix que je veux envoyer aujourd’hui en relatant l’histoire du Wagon de l’Armistice en espérant modestement réveiller la mémoire et le respect pour tous ces gens morts pour nous. C’est aussi le rôle d’un blog comme celui-ci.

En 1914, la compagnie des chemins de fer français avait passé commande de vingt-deux wagons restaurants. En 1918, trois d’entre eux furent affectés au train d’état major du maréchal Foch, qui fit aménager le 2419D en salle de réunion après avoir fait supprimer les cloisons. Les larges vitres flanquées de porte-bagages métalliques éclairaient la longue table où le destin de millions d’hommes serait scellé par deux fois.

 

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C’est en effet dans ce wagon que fut signé l’armistice du 11 novembre 1918 mettant un terme à la première guerre mondiale après des négociations de quatre jours dans la clairière de Rethondes près de Compiègne. Les délégations allemandes et alliées stationnèrent quelques mois à Spa, dans nos Ardennes belges pour préparer les termes du traité résultant de la signature de l’armistice. Les négociations définitives se feront à Trèves. Le wagon fut utilisé plusieurs fois pour faire la route entre Luxembourg, devenu le quartier général des alliés et Trèves qui accueille la rédaction définitive du traité entre décembre 1918 et février 1919.

 

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Après 1918, le wagon fut amené aux Invalides et les Parisiens purent le visiter avec le respect dû aux lieux chargés de mémoire. Les années passèrent, l’émotion retomba et les intempéries eurent tôt fait de mettre à mal le vieux wagon. C’est en 1927 qu’un américain obtint du gouvernement français l’autorisation de le remettre en état et de l’exposer dans la clairière de Rethondes qu’il n’aurait jamais dû quitter.

 

Rethondes près de Compiègne

 

Transformé en musée, il ressortit de l’oubli lorsque, le 22 juin 1940, Hitler exigea de faire signer la demande d’armistice à l’endroit même où, vingt deux ans plus tôt, son pays avait été humilié. Une fois le France vaincue, Hitler ordonna de transférer le 2419D en Allemagne et, cette fois, ce furent les Berlinois qui, pendant une semaine, purent le visiter.

 

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En 1944, à l’heure où le Reich vacillait, les SS le firent détruire pour qu’il ne retrouvât jamais la clairière française. Celui qui est aujourd’hui exposé à Rethondes est une réplique, trouvée en Roumanie et restaurée, du véhicule le plus fameux des chemins de fer.

(D’après Daniel AppriouPetites histoires de l’histoire, Paris, Acropole, 2008.)