Les Fanfares de Písek…

J’ai beaucoup évoqué l’Histoire de la musique des régions de Bohême et de Moravie ces dernières semaines lors de mes cours du lundi à l’U3A, l’occasion de pénétrer une matière peu connue, surtout lorsqu’on remonte aux origines légendaires de l’identité tchèque. Les pays tchèques sont restés bien longtemps sous la domination allemande et autrichienne. Mais malgré quelques manifestations identitaires importantes, la réforme de Jan Hus et ses revendications religieuses et politiques en constitue un épisode marquant, c’est avec les révolutions des années 1848 qu’on commence à déceler dans la population non germanique un intense souci de nationalisme, à l’image de nombreux pays d’Europe.

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 Jan Hus au bûcher. Chronique de Diebold Schilling, 1485

Ceux-ci cherchent à retrouver leur identité en se concentrant de plus en plus sur leur langue, leur folklore et leurs mythes fondateurs. C’est bien en ce sens que, pour se dégager de l’omnipotence des occupants qui avaient imposé leur langue et leur culture, des compositeurs comme B. Smetana (1824-1884) et A. Dvořák (1841-1904) créent une musique de plus en plus orientée vers leurs anciennes traditions… sans pour autant renier le patrimoine musical allemand qu’ils utilisent et détournent parfois pour atteindre leurs buts esthétiques et nationaux.

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Lovro Janša, Melnik vue du château, avec confluent de la Vltava (Moldau) et de l’Elbe, 1798.

Leoš Janáček (1854-1928), dont je parlerai l’année prochaine dans le cadre du même cours, dépassera le romantisme et ira beaucoup plus loin, en collectant lui-même de nombreux chants moraves et bohémiens, en les transcrivant et en en utilisant les particularités dans sa musique. Avec cette qualité d’ethnomusicologue, Béla Bartók et Zoltán Kodály ne sont pas loin. Mais notre compositeur ne s’arrête pas en si bon chemin. Il étudie de manière approfondie la langue tchèque et ses particularités.

 

Janacek, Portrait

 

Réputée très difficile en raison d’une complexité morphologique et syntaxique, la langue tchèque fait un usage constant des consonnes, rendant le langage peu propice au chant (par rapport à l’italien, par exemple). Mais cet apparent handicap devient un évident avantage lorsque la musique elle-même s’inspire de la rythmique et des sonorités de la langue. En ce sens, Janáček fait vraiment office de novateur, calquant tout son style sur cette particularité. Il en résulte un langage musical aux phrases courtes et parfois sèches, une rythmique profondément asymétrique et souvent saccadée qui convient parfaitement au sentiment dramatique qu’il veut donner à ses œuvres. 

Car enfin, la musique de Janáček est dramatique à sa base. Elle transmet non seulement la tragédie de l’être humain, des femmes en particulier à travers ses deux opéras phares Jenůfa  et Káťa Kabanová. Il renonce complètement aux traditionnels procédés de l’opéra pour proposer une drame continu fait de courts motifs signifiants et d’un chant perpétuellement « arioso » qui obéit aux inflexions de la langue, sans fioritures.

 

 

Son harmonie, basée sur les enchaînements de la musique populaire se tinte des dissonances les plus abruptes pour nous faire ressentir la difficulté de l’existence de ces paysans qui ne s’embarrassent pas de grands discours pour exprimer leurs sentiments. Le résultat est rugueux, tranchant souvent, violent parfois.

 

Janáček, on l’a compris, est un défenseur universel de l’être humain et de ses droits. Mais son aspect tellement tchèque l’a souvent laissé percevoir comme un simple nationaliste. Il a fallu le véritable triomphe de Jenůfa, d’abord chantée en allemand, puis traduite dans les langues étrangères avant de retrouver son authenticité dans sa langue originale, pour propulser cet homme, au soir de sa vie, sur la scène mondiale de la musique. L’indépendance tchèque en 1918 sera à la fois une libération pour le compositeur et une période créatrice hors du commun. Les chefs d’œuvres vont se succéder rapidement et offrir au monde une vision sublime de la condition humaine.


 

Janacek, Kamila Stosslova.1

Kamila Stosslova


 

La Sinfonietta date de cette période propice. Composée en 1926, elle est liée à une anecdote. Janáček avait une maîtresse et muse, Kamila, qu’il rencontrait régulièrement soit à Brno, soit à Písek. Lors d’une journée agréable dans cette petite ville toute remplie de verdure, arrosée par un beau cours d’eau et surplombée par un château comme il y en a beaucoup dans ces régions, le couple est soudain attiré par une fanfare militaire qui joue en plein air. Le compositeur, ému par cette musique écrit quelques semaines plus tard à Kamila : « Je viens de terminer une sinfonietta avec fanfares toute pleine de ce souvenir de Písek ».

 

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« Písek est une petite ville située à 89 km au sud-sud-ouest de Prague. La ville est célèbre pour son pont de pierre sur l’Otava, un affluent de la Vltava, le plus ancien de Bohême et le deuxième plus ancien d’Europe centrale. Les racines de la ville plongent dans la préhistoire et des fouilles récentes témoignent également de la présence des Celtes.


 

Janacek Pisek
Písek


 

Le nom de la ville (písek veut dire « sable » en tchèque) provient des sables aurifères que chariait la rivière Otava. L’extraction de l’or a duré du 12ème au 16ème siècle.
La première mention historique date de 1243 quand Venceslas Ier fonde un château fort non loin (témoignant de l’importance stratégique de la ville aux yeux des souverains de Bohême). Son fils Ottokar II de Bohême contribue pour sa part à l’édification des murailles de la ville où il crée un atelier de frappe de monnaie. » (Wikipédia)

 

Mais l’œuvre avait été composée suite à la commande de l’Organisation de gymnastique SOKOL qui désirait l’utiliser pour ses exercices. L’œuvre fut présentée sous ce titre qui fâcha le compositeur qui voulait, finalement, la dédier aux forces armées tchèques qui avaient libéré le pays du joug germanique et la nommer « Sinfonietta militaire ». Les cinq mouvements de l’œuvre furent précédés d’un titre dont on ne sait s’il fut la vraie inspiration du compositeur ou simplement placé après coup sur la musique (1. Fanfare, 2. Le Château, 3. Le Monastère de la Reine, 4. La Rue et 5. La Mairie). Ces titres furent ensuite retirés par Janacek lui-même.

 

Toujours est-il qu’on considère généralement la Sinfonietta comme une œuvre optimiste et dynamique qui respire la joie de vivre et témoigne de l’étonnante vitalité de son auteur de 72 ans. Pourtant, à l’écoute de l’œuvre, on est surpris qu’au milieu de l’allégresse générale surviennent de nombreux passage très tendus et si proches de ses opéras les plus dramatiques.


 

Janacek, Sinfonietta autographe
 Début de la partition autographe de la Sinfonietta


 

L’orchestre est fameux, avec son effectif de cuivres (fanfare) particulièrement développé de ses neuf trompettes. Le premier mouvement, nommé fanfare à l’origine, est effectivement écrit pour mettre en évidence les cuivres. Pourtant, on constate rapidement que l’aspect militaire est absent de l’esprit de la pièce. Il s’agirait plutôt des fanfares de rues, populaires et répétant le même thème inlassablement. Mais le style concis de Janacek n’a pas la caractéristique de répéter à l’identique. Chaque citation de la mélodie, qui devient un thème cyclique réunissant l’œuvre entière, s’amplifie, se précipite, se dédouble en plusieurs fanfares qui semblent jouer simultanément provoquant, curieusement, des dissonances très fortes et l’impression progressive d’une suspension du temps. Mais la fanfare est bien le symbole de l’armée et de la guerre, du sacrifice et du combat pour la libération. L’impression de chaos que l’on peut ressentir est proche du cataclysme et la longue stabilisation finale semble entrevoir la victoire. Double sens, donc de la fanfare, pas seulement festive.


 

Janacek, Sinfonietta

 

Le deuxième mouvement, le Château, s’ouvre sur un motif solennel des trombones et des bassons sur un tapis sonore des clarinettes. On reconnaît là le Janacek des opéras et l’aspect liquide de sa musique tellement obsédée par le fleuve et le cours d’eau (comme image du temps qui fuit et comme symbole de la mort/libération, comme dans Katia Kabanova qui se jette dans la Volga à la fin de l’oeuvre). Soudain, une danse populaire fait son apparition. Elle sera la trame de tout le mouvement, mais sera bientôt rattrapée par d’autres motifs bien plus dramatiques qui nous conduisent à une sorte de cri de désespoir et de suffocation. Le Château, dans sa splendeur et sa fierté, est aussi l’endroit des prisons où, sous l’occupation, étaient entassés les prisonniers dans d’inhumaines conditions. Ces souvenirs se télescopent donc en un mélange très étrange, en un malaise teinté de merveilleux.

 

Le troisième mouvement, un nocturne splendide semble dégager sa mélodie calme comme une élégie soutenue par le flot continu de la harpe et du violoncelle. Lorsqu’il surgit au cor anglais, le chant devient plaintif et rapidement, le tempo change, les trombones austères et les violentes fusées des bois donnent l’impression d’une chasse sauvage. La mélodie initiale se déforme, devient souffrance et tragique. C’est l’allusion au Monastère de la Reine, qui ne se situe pas à Pisek, mais à Brno (nommée Brünn sous la domination allemande), à l’ancien couvent des Augustins, qui servait de misérable orphelinat pour les enfants et, plus tard, de modeste école que fréquenta le compositeur. La vie y était très difficile et l’enfance s’y perdait rapidement. Toute cette détresse transparaît. C’est comme si le paisible nocturne du début ramenait à la conscience, en ce lieu désormais si calme, toute la misère de l’enfance.


 

Janacek, Monastère des Augustins, vue aérienne

Couvent des Augustins (Monastère de la Reine) à Brno


 

Le quatrième mouvement, c’est la rue. Il est construit sur un seul thème passant d’un instrument à l’autre. Vif et très bref, on y reconnaît une sorte de sonnerie martiale et populaire à la fois. La rue, c’est le lieu de la liberté retrouvée, de la circulation dans tous les sens du terme et c’est bien cela que nous percevons d’abord. Mais très vite, les sonorités menaçantes épuisent le thème de sonnerie. Il semble suffoquer avant de laisser place à un épisode très bruyant, comme celui des manifestations de rues, comme ces rassemblements d’hommes et de femmes qui crient leur désir de liberté et sont accueillis par des affrontements sanglants et de la répression (rien n’a vraiment changé !). La rue redevient celle qu’on peut entendre dans la sonate pour piano « 1905 » de Janáček. Encore les souvenirs qui se bousculent… !

 

La Sinfonietta s’achève par son plus vaste mouvement. Il renoue avec le flux liquide et les mélodies tendres et mélancoliques. Nommé La Mairie, cette pièce est aussi très ambiguë. Car la mairie, c’est non seulement le signe de l’indépendance et de l’administration nouvelle et libre, mais c’est aussi l’ancien lieu de l’occupation, de l’interrogatoire, de la torture. Pas surprenant, que, encore une fois, les sonorités deviennent criardes et menaçantes. Mais bientôt, la fanfare initiale joue son rôle d’unification de la pièce et nous ramène à l’essentiel, la libération des opprimés.

 

 

Il n’empêche qu’il nous reste un goût amer, partagé entre l’optimisme du propos et l’émotion du drame passé. Oui, c’est bien cela, une rencontre, dans un moment de paix, avec toute l’horreur de la persécution et de la misère humaine. C’est comme un devoir de mémoire et un merci à tous ceux qui se sont sacrifiés pour cette liberté. Là, l’œuvre prend vraiment une dimension qui va au-delà de l’histoire tchèque pour devenir universelle. Mais vous l’aurez compris. Pour faire passer correctement ce message, il ne faut pas que l’interprète se contente de la joie et de l’optimisme. Il doit se garder de gommer les aspérités de cette musique. En bref, elle doit rester telle qu’elle se trouve ailleurs, chez Janáček, dans les œuvres sombres, …rude, sauvage, douloureuse. Cela ressemble un peu à un récit de Kafka qui sent la tragédie à plein nez, même quand il ne la raconte pas vraiment. C’est cette douleur qui est gravée au plus profond de ces peuples slaves et d’Europe centrale. Il faut leur conserver cette couleur si forte. C’est pour cela que j’aime la version de Sir Charles Mackerras, un spécialiste de Janáček!