Vendredi après-midi à Mons, je remettais sur le travail, une fois de plus et avec joie, la musique de scène op.23 du Peer Gynt d’Edward Grieg (1843-1907). J’avais découvert la profondeur de l’œuvre norvégienne trop souvent considérée comme anecdotique et son rôle substantiel dans l’histoire de la musique lors de la préparation d’une séance du « Dessous des Quartes » à l’OPRL il y a bien longtemps déjà. Patrick Baton dirigeait la phalange liégeoise et Céline Scheen incarnait la belle et pure Solveig. Depuis, mon regard sur cette musique et les idées qu’elle véhicule s’est beaucoup approfondi.
La profonde recherche d’identité culturelle qui se dégage dans les sociétés de la seconde moitié du XIXe siècle amène les artistes et les intellectuels à s’interroger sur les particularités propres à leur peuple. On remarqua rapidement que le folklore local et les coutumes indigènes étaient un vecteur susceptible de fournir l’essence et les fondations originelles des nations. Dans un souci de connaissance d’eux-mêmes, ils recherchent et exploitent leurs racines et leur patrimoine. Les artistes puisent dans leur passé et dans leur culture les éléments forts. On voit ainsi fleurir partout en occident des styles ou écoles nationales (l’Espagne avec I. Albeniz, E. Granados et M. de Falla, la Russie et le groupe des cinq, l’Europe centrale avec, entre autres B. Smetana et A. Dvorák, l’Angleterre et Elgar,…). Ce phénomène se généralise dans les années 1870 et atteint les pays scandinaves autant que les autres. E. Grieg est sans doute le meilleur représentant norvégien de cette tendance.
Né à Bergen en Norvège le 15 juin 1843, Edvard Grieg étudia le piano dès son plus jeune âge. Sa formation le fit voyager à travers l’Europe et il fut l’élève de I. Moscheles à Leipzig. Partisan d’une musique nordique dégagée de l’influence allemande, sa rencontre à Copenhague avec Niels Gade en 1863 le pousse à s’associer à deux compositeurs danois pour fonder le groupe « Euterpe », véritable manifeste de l’art nordique.
De retour à Christiana (Oslo) en 1867, il fonde l’Académie norvégienne de musique et milite en faveur d’un art national. Pianiste et chef d’orchestre, il parcourt l’Europe pour diffuser sa culture à travers ses concerts. Il meurt à Bergen le 4 septembre 1907 après une vie bien remplie.
Paysage de Norvège
La production musicale de Grieg est importante. Plusieurs recueils de petites pièces pour piano, dont les pièces lyriques constituent le joyau, plusieurs œuvres de musique de chambre (quatuors, sonates pour violon), un très célèbre concerto pour piano et orchestre, souvenir de R. Schumann, ainsi qu’une abondante musique symphonique (Peer Gynt, suite Holberg, danses symphoniques,…) nous montrent un compositeur d’une richesse harmonique extraordinaire et un mélodiste raffiné sachant synthétiser les influences folkloriques et « savantes ». Sa palette harmonique et ses couleurs orchestrales influenceront les recherches du jeune Debussy.
L’auteur le plus célèbre et le plus controversé de la littérature nordique, Henrik Ibsen (1828 – 1906) écrivit son fameux poème dramatique « Peer Gynt » en 1867. Vaste épopée en 5 actes, l’auteur considérait son œuvre comme une « pièce à lire ». En effet, la conception scénique de l’ouvrage, en continuel flottement entre réalité et fantaisie, n’était pas une préoccupation d’Ibsen. Pour en réaliser une mise en scène, il aurait fallu quelque quarante décors différents, des dizaines d’acteurs et de costumes ainsi qu’une multitude d’accessoires divers.
Henrik Ibsen
En 1874, il décida d’adapter la pièce en vue d’une représentation et demanda à Grieg de composer la musique de scène qui l’ornementerait. Ils décidèrent des endroits ou la musique devait intervenir.
E. Munch, Peer Gynt, affiche pour la première à Paris en 1896
Pendant un an et demi, Grieg travailla à la musique de Peer Gynt comprenant, à chaque pas, l’universalité du drame et la complexité du sujet. Enfin, le 27 juillet 1875, il pouvait écrire à Ibsen que la musique était prête. Vingt-six pièces constituaient la musique de scène. La représentation eu lieu le 24 février 1876. Malgré un orchestre restreint et peuplé d’amateurs, le succès fut au rendez-vous tant pour l’auteur que pour le compositeur. L’œuvre fut reprise plusieurs fois durant la vie de Grieg avec de nombreux aménagements, révisions et réorchestrations, la plus spectaculaire était due à Johan Halvorsen (1864–1935) en 1902. Ce dernier ajouta une ouverture de sa main, supprima de nombreux numéros et intercala des pièces de Grieg étrangères à Peer Gynt (Danses norvégiennes).
L’œuvre ne fut jamais publiée en entier du vivant du compositeur. Seules des raisons financières furent invoquées, mais il semble que les nombreuses modifications de la musique de scène pour Peer Gynt op. 23 empêchèrent d’en donner une version définitive. On publia cependant les célèbres deux suites orchestrales op. 46 et op. 55 dans une nouvelle orchestration. Celles-ci eurent un succès immédiat et s’installèrent dans les programmes de tous les orchestres du monde.
Si les op. 46 et 55 ne suivent en rien le déroulement chronologique d’Ibsen, il n’en est pas de même de l’op. 23. En effet, la musique nous fait continuellement évoluer aux côtés de Peer Gynt dans ses aventures fantasques et tragiques.
Décor pour la cabane de Solveig à la fin de Peer Gynt par N. Roerich.
La pièce d’Ibsen met en œuvre des personnages au profil psychologique complexe. Peer Gynt, l’anti-héros est un homme simple mais mythomane. Il rêve d’aventures, de séduction, de pouvoir et de richesses. Sa quête matérielle le fait voyager à travers les paysages nordiques, chez les Trolls, personnages mythiques mi-hommes, mi-bêtes, en Arabie et sur les mers agitées, mais en vain. Il passe à côté des valeurs essentielles et saines de la vie sans les voir. Comme dans les grands récits romantiques, l’essence de la vie est à sa portée. La jeune, pure et belle Solveig lui consacre sa vie et l’aime de cet Amour rare et rédempteur. Son rôle se confond avec celui de Marguerite dans Faust ou de toutes ces jeunes filles qui représentent « l’Eternel féminin ».
Solveig au rouet… comme Gretchen dans Faust
I. Chanson de Solveig
II. La Mort d’Ase
Une autre femme essentielle du drame se retrouve dans la propre mère de Peer Gynt. Vieille dame usée par la vie, par un mari buveur et dépensier et par un fils qui vit dans un autre monde, Ase semble la personne la plus lucide du drame. Peer l’accompagnera au seuil de la mort dans un voyage imaginaire terrifiant mais sublime. La perte de la mère déclenche à l’acte III la fuite de Peer vers des contrées lointaines.
La Mort d’Ase par Arthur Rackham
Arthur Rackham (1867 – 1939), est un artiste britannique, illustrateur de nombreux livres. L’œuvre de Rackham très riche. La majeure partie de son travail concerne les livres pour enfants : Les Contes des frères Grimm (1900) ; Rip van Winkle (1905) ; Peter Pan (1906), ainsi que Alice au pays des merveilles (1907), notamment. Cependant, il a aussi travaillé sur nombre d’ouvrages pour adultes : Le Songe d’une nuit d’été (1908), Ondine (conte) (1911), L’or du Rhin et la Valkyrie (1911), Peer Gynt d’Ibsen, etc. Voici quelques illustrations réalisées par Arthur Rackham pour Peer Gynt.
Peer Gynt et Solveig lors de la fête de mariage au début du récit.
La Danse des Trolls
Peer Gynt devant le Roi de la Montagne
De nombreux autres personnages interviennent qui montrent l’inconstance et l’aveuglement du héros. Des femmes : Ingrid, la mariée enlevée puis abandonnée, la femme en vert, fille du Roi des Trolls, Anitra, danseuse orientale sensuelle. Des hommes : hommes d’affaires américains, paysans et villageois, marins chevronnés et simples matelots… Bref, un monde riche en variété et en portraits.
Illustration pour l’Or du Rhin mais qui convient aussi pour l’abandon d’Ingrid et sa lamentation
Peer Gynt suit la femme en vert qui est la fille du Roi de la Montagne
La Danse d’Anitra sur la côte ouest du Maroc
Si le drame norvégien atteint à l’universel par l’emploi judicieux des valeurs philosophiques essentielles (la vie, la mort, l’amour et la spiritualité), la musique de Grieg va plus loin que les mots. Elle parvient à nous faire ressentir la quintessence des personnages. L’écriture en est simple. Toutes les pièces adoptent des structures brèves et efficaces. Les mélodies superbes chantent la joie et la tristesse dans une couleur authentiquement populaire. La magie de l’harmonie simple, elle aussi, colore ces thèmes avec finesse et l’orchestration tire parti des possibilités expressives de chaque instrument. Le Choral de la Pentecôte, rédempteur, qui accompagne Peer Gynt jusqu’à sa mort dans les bras de Solveig est un moment d’émotion sublime.
I. Scène nocturne
II. Choral de la Pentecôte chanté par les villageois qui se rendent à l’église
III. Berceuse de Solveig
Le Halling
Le Springar
Grieg utilise aussi les danses caractéristiques de son pays, le Halling, acrobatique, qui consiste à faire tomber avec un pied un chapeau tenu au bout d’une perche par une jeune fille, et le Springar, plus classique dans de couple en costume traditionnel. Ces danses sont conçues pour être jouées sur un violon muni de cordes sympathiques, le Hardanger (Hardingfele), aux sonorités riches en harmoniques, un instrument proche des violes et violons d’amour et autres barytons chers à Haydn.
I. Prelude à l’acte 1: Au mariage
II. Procession de la mariée
III. Halling (avec Hardanger violon solo)
IV. Springar (avec Hardanger violon solo)
La réalisation monumentale de Peer Gynt exige, malgré les aléas de la création, un effectif monumental : chœurs, solistes vocaux et grand orchestre. De plus, la musique accompagne souvent les monologues des acteurs principaux. Cette complexité est à l’origine des nombreuses adaptations et réductions opérées lors des représentations en concert.