Un piano et quatre mains…

Quelle chance nous avions, mercredi soir aux Concerts de l’U3A, de recevoir les sœurs Nora et Zora Novotná dans un extraordinaire récital de piano à quatre mains ! Il faut dire que nos deux artistes ont acquis, en nos régions, une réputation d’excellence et que le public, venu très nombreux, la salle était comble, attendait avec impatience ce concert de fin d’année.

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Toutes les photos sont de Jean Cadet.

… Et à mesurer la chaleur des applaudissements, l’enthousiasme fut de mise. Originaires de Prague et issues d’une famille où la musique est partout, Nora et Zora sont les seules de la fratrie, qui comporte aussi deux garçons excellents pianistes amateurs, à faire de la musique leur métier. Elles ont donc décidé, après un cursus d’études musicales à Prague, d’apprendre le français qu’elles manient avec beaucoup d’aisance d’ailleurs, et de venir étudier au Conservatoire royal de Liège où, disent-elles, les conditions de travail sont plus épanouissantes. C’est une excellente nouvelle pour notre enseignement musical.

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Toujours est-il qu’elles sont à Liège depuis quelques années maintenant et qu’elles ont atteint un niveau exceptionnel. Leur talent, leur dynamisme, leur détermination et leur formidable sympathie font des sœurs Novotná des fleurons magnifiques de la jeunesse musicale de la Cité ardente.

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Outre leur jeu superlatif, leur générosité était aussi parfaitement adaptée à un dernier concert de l’année où la convivialité, fondamentale à mes yeux pour chaque concert, se doublait exceptionnellement d’une rencontre autour d’un verre de vin chaud dans la cafétéria de l’U3A. Les mélomanes, médusés par nos vedettes du jour, ne se sont donc pas privés de les féliciter et de les remercier pour ce magnifique cadeau de fin d’année.

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Le programme débutait par l’Andantino varié en si mineur D.823 de Franz Schubert. Partie centrale du grand Divertimento pour quatre mains écrit en 1825 et publié en plusieurs parties dès 1826. La douceur initiale du mouvement est proprement schubertienne en ce sens qu’elle évoque le pas du voyageur et la mélancolie (Sehnsucht). Lorsque le tempo s’accélère, c’est déjà la première variation. Translucide et rythmée fermement par une basse proche du temps des lieders, elle laisse rapidement la place à la deuxième qui, elle, lance une dynamique plus vive et des accords en fanfare créant une ambiance plutôt joyeuse. Lorsque la troisième variation débute, le dialogue entre les deux musiciennes se ressert en un canon vif qui n’évite pas un sentiment général de mélancolie.

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Puis, c’est déjà la dernière variation. Lyrique, ce poco più lento est d’une rare subtilité dans les timbres et l’unité des quatre mains. On sent l’esprit des futurs Impromptus ou le souvenir des sublimes Moments musicaux. Nos pianistes exploitent avec raffinement toutes les nuances de l’instrument et suspendent le temps. Lorsque la conclusion (coda) arrive, grave et profonde, reprenant l’essence du thème initial, on saisit la fatalité du voyageur amené à poursuivre le chemin de la vie désormais si sombre pour lui… un moment magique d’émotion schubertienne. On sent dans la salle le frisson s’installer et l’émotion s’emparer du public.

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L’art du piano à quatre mains relève certes de la musique de chambre. Mais il possède cette étrange particularité que ce sont deux personnes qui jouent sur un seul instrument, ce qui est forcément rare. Nos deux musiciennes ont autrefois joué sur le mimétisme de l’une par rapport à l’autre en s’habillant de la même manière, en coiffant leurs cheveux identiquement et comme elles ont sensiblement la même taille, beaucoup d’auditeurs ont pu penser qu’elles étaient jumelles.

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Il n’en est rien et lors de notre concert, elles se distinguaient désormais nettement l’une de l’autre, non seulement par la différence de couleur de vêtement, vous pourrez le constater sur les photos, mais aussi en montrant ouvertement deux manières de sentir la musique et de l’exprimer. Ainsi, Nora, la pianiste de droite, de la partie aiguë du clavier, exprime physiquement ses émotions. Elle est habillée en rouge. Ses attitudes sensorielles sont clairement identifiables. Zora, en noir, est plus réservée et vit sa musique de l’intérieur. Elles sont elles-mêmes, deux personnes très différentes, ce qui ne les empêche pas d’être profondément unies et complices.

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En réalité, leur force est d’avoir compris que le mimétisme total entre les deux pianistes d’un quatre mains ne renforce pas le sentiment d’unité musicale. Si, en effet, les deux pianistes génèrent une même et seule musique, celle-ci contient en son sein de multiples émotions qui, une fois réunies, créent la véritable unité. Tout l’art de cette pratique musicale est donc d’être soi-même en étant aussi l’autre. C’est bien là l’art de la musique de chambre. Il n’est donc aucunement question de dominant et de dominé, comme un mélomane le demandait, mais d’une unité dans la diversité. On observera, d’ailleurs que les musiciens d’un quatuor à cordes ou d’un trio n’adoptent pas une attitude semblable face à la musique qu’ils vivent chacun dans leur vérité. Ils réalisent pourtant un langage unique et fort. Il va sans dire que comme dans toute association d’êtres humains, le compromis est nécessaire. Mais il doit cependant, pour être viable, respecter l’individu et pas le gommer.

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Il n’empêche que le piano à quatre mains demande, par la proximité des corps, plus d’intimité entre les musiciens, plus de respect et de complicité. Car le but ultime est la musique, seule et unique qui surgit, après un travail minutieux et profondément senti, de la diversité de ces êtres et de leur entente parfaite ! Quel magnifique exemple d’humanité… dont on devrait s’inspirer plus souvent en plaçant l’idéal au-dessus de l’intérêt individuel !

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Suivaient donc deux danses slaves d’Antonin Dvorák, la musique du pays pour Nora et Zora. Inutile de dire qu’elles respirent ces danses avec un naturel confondant. On se souviendra que ces œuvres, que l’on écoute souvent orchestrées, furent écrites par le compositeur tchèque pour piano à quatre mains et qu’elles ont été pensées en fonction de l’instrument. Faisant largement appel au folklore tchèque, le compositeur offre entre la vive Furiant et la plus tendre Dumka, un éventail d’émotions que nos sœurs connaissent bien et maîtrisent parfaitement.

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Le Grand Galop Chromatique de Franz Liszt est, comme son nom l’indique, une pièce de bravoure quasi héroïque. Écrite d’abord pour piano à deux mains, la pièce qui fait un large usage des explorations harmonique que Liszt expérimentait dans sa jeunesse, il avait 27 ans, montre à quel point l’audace harmonique teintée de virtuosité éblouissante était pour lui un atout majeur lors de ses récitals. La version pour quatre mains n’a rien à envier à l’originale et exige des deux pianistes, une vélocité et un sang froid à toute épreuve, dont se sortent haut la main Nora et Zora ! Époustouflant ! Le public s’enthousiasme et les premiers bravos se font entendre.

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Hans von Bülow, chef d’orchestre et grand ami de Richard Wagner, a réalisé quelques arrangements de pièces orchestrales de Maître de Bayreuth pour piano à quatre mains. C’était le Prélude de Tannhäuser qui était au programme de notre concert. Le grand défi est de laisser transparaître au piano les spécificités orchestrales des thèmes liés au Venusberg et les puissances forces cuivrées des hymnes des pèlerins. On s’y serait cru à tel point qu’un auditeur, pourtant fervent admirateur des masses orchestrales, me confiait son émoi en constatant que l’art de nos pianistes a réussi à faire sonner le piano comme un orchestre. Et pourtant, ce n’en était pas un… voilà le miracle !

Un bref retour à Franz Liszt nous proposait d’écouter la version à quatre mains de la fameuse Deuxième Rhapsodie hongroise, encore un moment de bravoure entre Lassan (danse lente et grave) et Czardas (vive et acrobatique). Inutile de dire que Nora et Zora Novotná sortent haut la main de cette épreuve pianistique, soulevant littéralement l’auditoire.

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Déjà le concert prend ses derniers quartiers avec la Rhapsodie espagnole de Maurice Ravel. Datée de 1907, c’est la première œuvre que le compositeur français écrit pour orchestre seul. Une première version pour piano avait d’abord vu le jour et l’on sait le goût de l’époque pour la musique espagnole. Les quatre mouvements s’inspirent des ambiances et danses ibériques uniques. Elles sont pour Ravel une belle manière de jouer avec les couleurs orchestrales. On se souviendra que l’auteur du Boléro est l’un des plus grands orchestrateurs de l’Histoire de la Musique. C’est dire que la transcription pour piano à quatre mains par l’auteur lui-même risque fort de tomber à plat si nos musiciennes ne parviennent pas à recréer un orchestre au clavier. Et là encore, c’est miraculeux de finesse, de timbres, de nuances toutes plus riches les unes que les autres. Bravo !

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Le Prélude à la nuit est un enchantement de nuances poétiques et de miroitements subtils. Un nouveau moment hors du temps comme suspendu. La Malagueña, chant typique de l’art du flamenco sonne avec parfois la sauvagerie des rasgueados de la guitare et les plaintes d’un « cante » particulièrement expressif avec ses intervalles qui rappellent la musique arabo-andalouse. Inversement, la Habanera, danse originaire de Cuba et de Catalogne, lasse et sensuelle, semble déployer un chant de séduction irrésistible. Enfin, la Feria évoque les fêtes taurines espagnoles avec leurs corridas, leurs musiques de bandas et leurs mystères parfois si proches d’un paganisme mystique. Le piano sonne comme un orchestre aux mille couleurs et les auditeurs ravis clament leur bonheur en rappelant de nombreuses fois les sœurs Novotnà qui gratifient la salle d’un superbe tango d’Astor Piazzolla. Dans le bonheur général, le dernier concert de 2018 s’achève.

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Le public est nombreux à passer à la cafétéria pour encore évoquer cette heure de musique inoubliable et prolonger un peu, avec Nora et Zora, la convivialité et la joie de cette soirée qui restera un moment privilégié, comme tant d’autres, dans les annales des concerts de l’U3A. En attendant la suite de la saison, je tiens à remercier tous les musiciens qui se produisent sur notre scène pour le bonheur qu’ils nous offrent et tous ceux qui, de près ou de loin, contribuent à rendre ces moments musicaux possibles. Bonnes fêtes de fin d’année à toutes et tous et rendez-vous en 2019 !

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