Question de point de vue…

Un enfant s’abandonne sur le sein de sa mère qui, avec une infinie et rêveuse tendresse, penche doucement la tête sur lui. Elle est jeune et belle. Sa peau blanche et sensuelle, son sein fécond, ses joues rosées et ses lèvres écarlates, tout concourt à nous offrir l’image de la vie, de la sérénité et de l’amour. Ce sont, en substance, ces deux personnages qui sont offerts aux amateurs de posters et autres reproductions de cette œuvre célébrissime de Gustav Klimt (1862-1918).

Blog 2701 Gustav Klimt, Les Trois Âges de la Femme, 1905 détail

Gustav Klimt, Les Trois Âges de la Femme, 1905 détail

Peint en 1905, ce tableau, de grandes dimensions, n’est cependant pas complet ainsi ! Le peintre symboliste viennois défendait l’idée que l’émotion venait des tréfonds de l’âme et que l’image en était le symbole. Ainsi, il complète Les Trois Âges de la Femme (1905) avec une troisième personne, à gauche, qui représente la vieillesse. Sans concession, on n’est pas loin de l’expressionnisme d’Egon Schiele (1890-1918), Klimt montre une peau brune, vieillie et flétrie. Ventre rebondi, seins tombants, bras maigres aux veines saillantes et cheveux vidés de la vitalité du roux fleuri de la jeune femme rousse, elle ne nous montre pas son visage. Elle le dissimule et semble plongée dans une sombre pensée. Elle se tourne vers la mort et médite sur le sort de l’Être, de son corps usé et de son temps passé trop vite.

 

Blog 2701 Gustav Klimt, Les Trois Âges de la Femme, 1905.

Gustav Klimt, Les Trois Âges de la femme, 1905, 180 × 180 cm. Galerie nationale d’art moderne et contemporain à Rome.

La fragilité de l’être est au centre de ce tableau qui, d’ailleurs, s’inscrit dans un cadre sombre fait de tons bruns sans véritable décor. À l’inverse de l’enfant et de sa maman, la grand-mère n’est entourée d’aucun voile de couleur, n’est ornée d’aucune fleur… ou motif rond coloré. Tout au plus elle se tient debout devant un ensemble d’un brun qui oscille entre le clair et le foncé. Ils pourraient symboliser l’automne, la fin du cycle. La maman et l’enfant sont entourés de motifs plus colorés qui évoquent une période plus précoce dans l’année. De part et d’autre de la scène, ce qui pourrait bien se réduire à un vide existentiel d’où n’émane aucun repère d’espace et de temps…!

Blog 2701 Egon Schiele, Gustav Klimt en blouse bleue (1913)

Egon Schiele, Gustav Klimt en blouse bleue (1913)

Selon un avis généralement partagé par les commentateurs, « le tableau évoque un espace cosmique où se jouent le devenir, l’épanouissement et le déclin de la vie. Les corps, emportés malgré eux par une force ascensionnelle, sont enveloppés dans des sortes de bulles décoratives qui les absorbent par endroits. Les cercles qui les ornent font penser à des cellules, des ovules peut-être, assurément des symboles de vie et d’énergie, alors que le vide noir évoque le silence et la mort. » Isabelle Majorel, dans Panorama de l’art.

Blog 2701 Egon Schiele, La Jeune fille et la Mort, 1915.

Egon Schiele, La Jeune fille et la Mort, 1915.

Si les producteurs de posters et d’images destinés au grand public évitent de placer la vieille dame sur la reproduction commerciale qu’ils proposent, c’est parce que l’on se prend à voir dans ce tableau la trajectoire qui va de la naissance à la mort et, donc, le côté assurément mortifère et tragique de l’existence. Le dépérissement du corps, cela dérange l’amateur de belles images où, avec un angélisme sincère, on extrait le détail du tout et l’on modifie le sens du tableau. Quand on se souvient que le détail vaut moins que le tout et qu’il n’est pas admissible de détourner le sens d’une œuvre d’art, cela peut prêter à réflexion. Dans le domaine musical, on détourne souvent le propos d’un opéra au risque de lui faire dire ce qu’il ne dit pas. Ce principe de la « coupure » me dérange car un chef-d’œuvre ne perd pas de son actualité et n’a pas besoin d’être détourné pour exister. C’est à nous de saisir ce que son auteur a voulu nous dire.

Blog 2701 Freud en 1905

Sigmund Freud en 1905.

Une autre lecture du tableau est cependant possible, Gustav Klimt, en bon symboliste, n’ayant pas glosé outre mesure sur son œuvre. Tentons-en donc une, souvenons-nous que nous sommes à l’époque de Sigmund Freud (1856-1939) et que la complexité de l’âme humaine se révèle dans toute sa force. La lecture de ce tableau adopte toujours la direction de droite à gauche, de l’enfant à la mort. Mais à vrai dire l’écriture adoptée dans les langues européennes fonctionne de gauche à droite et notre esprit est familiarisé à cette direction. On peut donc admettre que c’est de la vieille dame qu’on peut partir et pas nécessairement du bébé. Cela change toute la perspective car la grand-mère a donné naissance à une fille qui elle-même a procréé l’enfant qui lui-même, quand il aura grandi se reproduira… vous avez compris que ce n’est plus une course vers la mort, mais vers la vie ! Quel changement de perspective soudain ! Mais pour que celle-ci soit valide et positive, il faut se libérer de l’idée et de la peur de la mort, de la crainte de la vieillesse et des changements morphologiques. Il ne faut pas considérer le temps au regard de notre propre existence. Cela implique de renoncer à l’attachement viscéral de l’être que nous sommes pour l’envisager dans une perspective plus vaste, comme un élément de la chaîne et non plus, égoïstement, comme son centre. Adopter ce point de vue est simplement regarder vers l’avenir, non pas de nous-mêmes, mais de la vie, du monde dont nous ne sommes qu’un maillon.

Blog 2701 Gustav Klimt, Les Trois Âges de la Femme, 1905.

Dans le contemporain et sublime Adieu du Chant de la Terre (1908-09) de Gustav Mahler (1860-1911), on peut cheminer de la même manière. Et le texte, symboliste malgré son origine orientale, peut être lu dans la tristesse de la mort ou dans l’éternel renouveau de la vie au printemps. Je suis persuadé que Mahler l’a voulu ainsi. Je le livre ci-dessous et vous invite à l’écouter… les deux perspectives convergent là aussi !

Blog 2701 Mahler Chant de la Terre Adieu

Blog 2701 Mahler Chant de la Terre Adieu 2

L’actualité du monde et notre présent troublé peut nous la rendre sombre aussi, cette perspective ! Quel sera l’avenir ? Comment envisager et alimenter à long terme cette vision positive alors que les signaux d’alarmes à propos de la planète, de la consommation délirante, du Veau d’Or, pour reprendre une expression ancestrale, des discriminations, des résurgences d’extrême droite, d’intolérances et de discriminations semblent dominer le monde ? Je n’ai évidemment pas de réponse à ces questions fondamentales et ce n’est pas l’art qui pourra y répondre. Mais l’œuvre peut nous offrir de grandes pistes de réflexions. Se tourner dans la direction de l’avenir peut donner un souffle, une énergie et une volonté… ! Se tourner vers la mort, c’est, hélas, déjà capituler !

Blog 2701 Gustav Mahler, par Emil Orlik, 1902

Gustav Mahler, par Emil Orlik, 1902

Vous le comprenez. En fonction de votre sens de lecture des Trois Âges de la Femme de Gustav Klimt, nous sommes face à deux possibilités. La direction du néant ou la direction de la vie. Le monde actuel, dans sa réduction souvent simpliste des avis, prendra une position radicale et opposera parfois les points de vue, générant disputes, insultes et humiliations. Il oubliera sans doute que le symbolisme suggère et que le monde n’est pas seulement noir ou blanc, mais que pour avoir un esprit circonstancié du monde, il y a mille nuances de gris…

Blog 2701 Gustav Klimt, Les Trois Âges de la Femme, 1905.

 

À vrai dire, les deux lectures ne s’opposent pas, mais se complètent, il y a plusieurs trajectoires dans toute vie. Elles sont, en substance ce qui donne à l’être humain son humanité, faite d’espoirs et de doutes. Il n’y a pas de vérité ultime. Il y a à rester humble et chercher ce qui permet d’accepter la condition humaine… et cela, on le voit, l’art nous l’enseigne… si on le veut bien !