Richard Strauss (1864-1949) est au programme des cours du lundi à l’U3A ces dernières semaines. Outre un parcours à travers ses œuvres et son esthétique, pas toujours faciles à comprendre et à digérer, j’aime appuyer le travail sur les compositeurs par les transversalités les plus diverses en évoquant les arts, la philosophie, l’histoire et la société dans lesquels il a évolué. Revers de la médaille, il n’est pas toujours aisé de commenter les œuvres en détail. C’est plutôt le propos des cours du mercredi et du vendredi.
Quelques fois, cependant, j’aurais envie de consacrer les deux heures du cours à faire un gros plan sur un chef-d’œuvre ou l’autre. Ainsi je vous propose, aujourd’hui, en cette date palindrome (02022020), de lire et d’écouter un billet consacré au Poème symphonique Till Eulenspiegel dont le propos humoristique est le prétexte à une critique virulente des sociétés humaines qui n’a rien perdu, mutatis mutandis, de son actualité.
« Ce morceau ressemble à une heure de musique nouvelle chez les fous : des clarinettes y décrivent des trajectoires éperdues, des trompettes y sont à jamais bouchées, et les cors, prévenant un éternuement latent, se dépêchent de leur répondre poliment. A vos souhaits !… on a envie de rire aux éclats ou de hurler à la mort, et l’on s’étonne de retrouver les choses à leur place habituelle… Un délicieux quart d’heure écrit, selon Strauss lui-même, dans l’intention qu’on pût bien rire, pour une fois, dans une salle de concert ». (Claude Debussy)
Composé en 1894-95, le poème symphonique de Strauss se situe chronologiquement entre Mort et Transfiguration et Ainsi parlait Zarathoustra. C’est dire qu’il trouve une place de choix entre des œuvres d’une gravité philosophique importante, bien avant ses opéras. Cette musique reprend le thème du héros allemand personnifié par le cor et la clarinette en mi bémol qui donne au personnage tout son aspect insolent par sa sonorité nasillarde. La forme rondo, avec le thème de Till en guise de refrain fut choisie par Strauss pour faire alterner le dit thème avec une série de couplets qui sont autant de facéties du personnage.
Till l’espiègle est un personnage de fiction saltimbanque malicieux et farceur de la littérature populaire du nord de l’Allemagne. La version la plus ancienne est anonyme et fut publiée dès 1510. On conteste l’attribution de son récit à Hermann Bote. D’après cette première publication, Till Eulenspiegel serait né en Saxe vers 1300. Il n’existe cependant aucune preuve que le personnage ait vraiment existé. Les facéties du gai luron consistent à se moquer des gens de son temps et de leurs habitudes parfois ridicules et stéréotypées. L’histoire fut traduite dans de nombreuses langues dès le XVIème siècle et inspira de nombreuses variantes et adaptations comme celle de l’écrivain belge, Charles De Coster dans « La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays des Flandres » (1867). L’auteur fait de Till une figure héroïque de la résistance flamande face à l’occupation des Flandres par l’Espagne au 16ème siècle.
Charles Decoster (1827-1879)
On notera également que, étymologiquement, Eulenspiegel, en allemand, est à l’origine du mot espiègle en français. Le nom d’origine de Till l’Espiègle, saltimbanque malicieux et farceur de la littérature populaire allemande, dont les attributs sont la chouette (Eulen) pour la sagesse, et le miroir (Spiegel) pour la farce et le reflet de la société que montre Till à la société. Ces aventures furent traduites en français au 16ème siècle. On gardera, selon le dictionnaire en ligne Wiktionnaire, le côté vif et malicieux, mais sans méchanceté, à l’adjectif espiègle actuel. On peut donc parler d’un caractère ou d’une humeur espiègle comme d’une jeune fille ou d’un jeune homme espiègle…, le mot arsouille, très joli aussi, teinte alors le héros d’un esprit facétieux bien sympathique. Le personnage de Till sera également un des archétypes de la figure humaine nommée par Jung le « fripon divin », symbolisant ce que nous avons tous de critique et d’insolent au plus profond de notre personnalité.
Hoyall, Philipp, Une jeune fille à l’air espiègle, vers 1880.
Le poème symphonique de Strauss n’a pas pour objectif premier de nous raconter en détail les péripéties de l’action, seulement de nous en faire ressentir l’essence. Pour ce faire, il déploie une virtuosité orchestrale sans pareille exposant presque tous les musiciens de son gigantesque orchestre au solo caractérisé. L’œuvre est jugée d’une difficulté extrême par les musiciens et les chefs qui en redoutent tous les pièges. Till Eulenspiegels lustige Streiche (Les plaisantes facéties de Till l’Espiègle) trouve cependant au sein même de la partition de Strauss une série d’annotations qui nous suggèrent le type de forfait accompli par le héros.
Frontispice d’un livre français du 16ème siècle
Dans une incroyable douceur, les cordes ouvrent la pièce comme nous ouvrons un livre. Et d’emblée, un climat de conte de fées semble émaner d’un passé bien lointain et indéterminé. Vous avez probablement déjà ressenti cette impression de mélange de nostalgie et de merveilleux en lisant à vos enfants les histoires fantastiques qui vous avaient fait rêver autrefois. C’est ce parfum intemporel qui règne dès les premières mesures : « Il était une fois… ».
Surgit alors de cette poésie silencieuse le thème de Till, au cor solo, qui se déploie par une courbe étrange entre chromatisme et diatonisme, une phrase à la rythmique étrange qui sera facteur d’unité tout au long de l’œuvre en en devenant une part du refrain. Le trait a de quoi faire peur aux cornistes, il est régulièrement utilisé lors des concours de recrutement au sein des orchestres.
C’est alors le génie orchestral de Strauss qui fait passer le thème au hautbois, aux clarinettes, aux bassons avant de faire bouillir l’orchestre entier sur de retentissants accords puissants et suspendus.
Il était une fois…
Ceux-ci introduisent la seconde partie du thème de Till. Encore plus insolent, ce motif musical, nasillard, joué par la clarinette est une sorte de pirouette, un ricanement incisif et ironique. Plus bref que le précédent, il se prête mieux au retour régulier et ponctuera chaque épisode. Ce motif est amplifié à tout l’orchestre et nous convoque progressivement au premier forfait du fripon. Selon les annotations de Strauss : « il s’élance à cheval parmi les femmes qui font leur marché et renverse toutes les marchandises ». C’est l’occasion pour Strauss de créer un apparent désordre, un chaos orchestral particulièrement spectaculaire. Mais à peine entrevu, ce chaos semble se dissoudre et Till disparaître aussi vite qu’il était apparu. Tapi dans un trou de souris, il médite son prochain exploit.
Et le voilà déguisé en pasteur « ruisselant d’onctuosité et de morale ». L’orchestre donne la caricature d’une marche solennelle, mais très vite, le deuxième motif de Till se fait entendre, le violon solo dénonce l’imposture et notre héros doit prendre la fuite. Mais attention, il vient de blasphémer et de se moquer de la foi et la religion. L’orchestre montre sa « déconfiture » par de comiques motifs dissonants, un trait descendant du violon solo fait, une deuxième fois disparaître le garnement. Alors, il devient séducteur, il fait sa cour à de jolies filles et les demande en mariage en se moquant ainsi des traditions. Son chant est tendre et presque suppliant, mais l’orchestre lui répond par de grandes verticalités qui semblent lui dire un « non ! » énergique. Alors il montre son dépit et jure de se venger de l’humanité toute entière.
Les Philistins
Se présentant devant une « docte assemblée de Philistins » (au 19ème siècle, le mot est employé pour désigner de prétendus philosophes et sages qui discutent de tout et de rien en vain, des bourgeois extérieurs aux universités). Till leur développe des thèses monstrueuses (en fait, des idées logiques et simples). L’assemblée entre alors dans un désordre provoqué par la discussion des idées émises. Sous la forme d’un fugato, Strauss dénonce ici les « philistins » de la musique, le critique Eduard Hanslick en tête, et l’enseignement musical trop dogmatique à son goût. C’est pour cela qu’il s’attaque au contrepoint (qu’il maîtrise à un extraordinaire degré, ceci dit en passant !) qu’on enseigne dans les conservatoires. L’œuvre se présente désormais comme une critique de la société dans laquelle vit Strauss lui-même.
Eduard Hanslick et le culte de Johannes Brahms, caricature fin 19ème S.
Mieux que cela, après avoir une fois de plus disparu, Till se met à chanter une alerte chanson des rues, volontairement « vulgaire » qui semble tout droit sortie d’une opérette viennoise. Renverser les marchandises des femmes du marché, passe encore, critiquer l’Eglise, c’est un blasphème, mais dans la société de la fin du 19ème siècle, on ne brûle plus les hérétiques…, demander les filles en mariage est déjà plus grave (on se souvient des épisodes cocasses entre Richard Strauss lui-même et son épouse, Pauline), cela brise des convention bien pensantes.
La cantatrice Pauline de Ahna (1863-1950), épouse de Richard Strauss.
Mais critiquer ouvertement l’enseignement dogmatique de la musique et surtout, se mettre à chanter de vulgaires chansons des rues, alors là, il dépasse les bornes ce Till !
Braunschweig (Allemagne), détail de la Fontaine de Till Eulenspiegel
De fait, la menace gronde, la société s’empare de lui. Il tente de s’enfuir, tient bon dans ses idées, mais la Justice est là et on le capture pour mener au tribunal. Cela nous donne l’épisode le plus abstrait de l’œuvre. Tous les thèmes, tous les instruments se précipitent, portent la tension à son climax. On le traîne devant le des juges pompeux représentés par un hymne très solennel et superbement orchestré. Les deux thèmes de notre ami se contorsionnent, la discussion est âpre et les sentences fusent, son sort est en train de se jouer. Soudain, dans la folie orchestrale, un roulement de tambour annonce la sentence. Ce sera la mort ! L’orchestre déploie de grands accords funestes, mineurs et cuivrés par les trombones. Des rythmes de marche funèbre scandent chaque condamnation. Entre les sentences, le deuxième thème de Till se déchire, devient pathétique, il est le martyr de la société bien pensante. Sa dernière plainte est terriblement éprouvante, nous souffrons avec lui car nous l’aimons et admirons ses audaces. Il est pendu haut et court ! Une catabase suivie de quelques pizzicati des cordes nous montrent sa fin. Dans le silence, la belle aventure de Till se termine tragiquement, emportant quelque chose de nous-mêmes habité d’un sentiment de profonde injustice. Le poème aurait pu s’arrêter là.
Mais dans l’émotion du silence retrouvé, Strauss nous propose encore quelques mesures d’un postlude qui d’abord reprend les premières mesures de la pièce : « Il était une fois… ». On se demande si cela recommence, mais bientôt on comprend que ce n’est plus ici le livre qu’on ouvre, mais celui qu’on referme avec regrets. On aurait aimé partager encore quelques aventures avec notre héros, mais, comme lorsque nous terminons un ouvrage qui nous a passionné, un goût de trop peu se mêle à la certitude que plus rien ne sera jamais pareil. Initiatique… l’esprit de Till restera toujours bien vivant en nous malgré la fin du récit. Strauss nous envoie un dernier grand feu d’artifice orchestral reprenant la fameuse pirouette du farceur.
ou avec la partition…
Par plusieurs aspects techniques, esthétiques et narratifs, Till Eulenspiegel annonce clairement Petrouchka (1911) d’Igor Stravinsky. Une critique sociale teintée d’ironie et d’humour sont à l’origine des deux chef d’œuvres orchestraux. Les deux œuvres sont d’une redoutable virtuosité au service de l’événement musical. Le modernisme de Strauss sera certes décuplé chez le russe, mais il ne semblera jamais désuet. Deux merveilles qu’on entend toujours avec le plus grand plaisir tant en concert qu’en enregistrement.
Richard Strauss dirigeant.