Un jour… Un chef-d’œuvre (155)

Chanter en vérité est un autre souffle

Rainer Maria Rilke (1875-1926)

 

George Frederic Watts (1817-1904), Espoir, 1886 (détail).

George Frederic Watts est un peintre et sculpteur anglais populaire de l’époque victorienne lié au mouvement symboliste. Watts est devenu célèbre de son vivant pour ses œuvres allégoriques telles que les tableaux Hope (Espoir) et Love and Life (Amour et Vie).

 

Ralph Vaughan Williams (1872-1958), Orpheus with his lute, mélodie interprétée par David Daniels et Martin Katz.

William Shakespeare (1564-1616), Henry VIII, Acte 3 sc 1 Ode à la Musique

La légende d’Orphée a connu de multiples reprises dans l’histoire de la culture occidentale. Il fut considéré, dans le christianisme primitif et au Moyen Âge, comme le précurseur du Christ ou comme une figuration allégorique. Mais il est surtout, depuis la Renaissance, l’incarnation même du pouvoir de la poésie lyrique et père de l’inspiration. Le grand poète Rainer Maria Rilke (1875-1926) se situe résolument dans cette tradition qu’il renouvelle. C’est naturellement qu’il fait d’Orphée, le sujet d’un recueil de poèmes composé en 1922, immédiatement à la suite de ses célèbres Élégies de Duino, choisissant le sonnet, forme renaissante par excellence, et disant recevoir comme un don le poème. Son sujet? Ce que c’est que chanter.

L’INVOCATION À ORPHÉE

I

Alors un arbre s’éleva. Ô pure élévation!
Ô chant d’Orphée! Ô grand arbre dressé dans l’oreille!
Et tout se tut. Pourtant, au sein même de l’unanime silence,
S’accomplit un nouveau recommencement, signe et métamorphose.

Des animaux de silence s’arrachèrent à la forêt,
claire et libérée, des gîtes et des nids;
et il apparut alors que ni la ruse,
ni l’angoisse ne les rendaient à ce point silencieux,

mais le désir d’entendre. Rugissements, cris et bramements
semblaient petits dans leurs coeurs. Et là où jusqu’alors
il y avait à peine une hutte pour accueillir un tel chant,

un pauvre abri, né du plus obscur désir,
avec une entrée dont les montants tremblent,
là, tu leur créas dans l’ouïe des temples.

[…]

III

Un dieu le peut. Mais dis-moi comment
Un homme le suivrait-il sur la lyre étroite?
Son esprit est désaccord. Au croisement de deux
chemins du coeur, il n’est pas de temple pour Apollon.

Le chant, tel que tu l’enseignes, n’est pas convoitise,
ni quête d’un bien qu’enfin l’on peut atteindre;
le chant est existence. Pour le Dieu, chose facile.
Mais nous, quand sommes-nous? Et quand attire-t-il

Jusqu’à notre être la terre et les étoiles?
Tu n’es pas encore, jeune homme, quand tu aimes,
même si la parole alors force ta bouche, – apprends

à oublier le sursaut de ton chant. Cela s’écoule.
Chanter en vérité est un autre souffle.
Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

Sonnets à Orphée, 1922.

Petite bibliothèque du chanteur, présentée par Vincent Delecroix, Paris, Flammarion, coll. Champs classiques, 2012, pp. 170-171.

 

George Frederic Watts (1817-1904), Espoir, 1886.

 

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